par Sédir
Personne ne nous a encore expliqué ce peintre, comme Péladan par exemple nous explique Léonard, ou Élie Faure, Cézanne. Je ne suis pas peintre, je n’entends rien à la critique d’art ; mais Odilon Redon me plaît profondément et ces lignes-ci ne prétendent que dire mes impressions comme elles me sont venues à regarder les merveilles réunies chez Barbazanges. Et puis, n’est-ce pas un devoir que de parler, comme l’on peut sans doute, mais enfin parler d’un homme admirable que l’on aime, et d’une œuvre si pleine d’enseignements ?
Cette œuvre est fort diverse : compositions décoratives, tapisseries, natures mortes, copies, scènes mythologiques, sujets originaux, sanguines, pastels, peintures, aquarelles, eaux-fortes, fusains, lithographies. Quelqu’un retrouvera parmi ces méandres et le désordre apparent de ces inspirations la courbe simple d’une âme profonde à laquelle toutes les splendeurs de la terre et de l’humanité ne furent que les plates formes d’où elle s’élança vers les magnificences déconcertantes de l’Invisible.
Le public spiritualiste auquel je m’adresse ici, préoccupé d’abord de savoir, puis d’altruisme, n’oublie-t-il pas un peu le Beau ? La Beauté n’est-elle pas la Gloire de Dieu, Son auréole immense, la splendeur harmonieuse de Ses gestes et tout le surabondant dont Sa bonté orne les actes de Sa force ? La Beauté, visage visible de l’Esprit, confère le don merveilleux d’émouvoir aux êtres sur qui elle se pose; mais elle les isole, parce qu’elle les élève et parce qu’elle les jette en avant de la foule. Giotto, Léonard, Rembrandt, combien n’ont-ils pas attendu jusqu’à ce qu’enfin l’élite les rejoigne ? Et, de nos jours, Henri Cros, poursuivi par la malchance tellement qu’au Luxembourg, son admirable Fontaine placée au seul endroit où personne ne la pouvait voir ; Auguste Lauzet, artiste universel dans la technique comme dans la pensée, mais complètement inconnu parce que la mort l’a pris à trente-trois ans ; enfin Odilon Redon, de qui la carrière fut pleine, mais que trop peu d’admirateurs ont salué encore. Cros, tout l’antique aiguisé d’une âme moderne ; Lauzet, toute la nature et le divin humanisés ; Redon, tout l’invisible et l’incarnation de tous les rêves.
En art, la grandeur du génie n’est jamais aperçue par la foule ; le génie marche seul et très en avant ; c’est l’aventurier de l’esprit ; l’artiste à succès ne s’élève que très peu au-dessus du niveau commun, il ne précède son époque que de quelques pas ; il est accessible ; tout le monde le touche en étendant la main. Le génie, au contraire, court, paraît se perdre, et, tout à-coup, brille là-bas, au loin, la lueur perçante de sa torche ; il nous peint l’inconnu, il nous raconte l’indicible, il accommode à notre oreille les concerts de l’ineffable. Aussi est-il voué à l’incompréhension. Le public peut bien recevoir tout enseignement logique, rationnel ou pratique ; mais personne ne peut le faire se dépasser lui-même dans les cercles du goût, de la sensibilité, de la profondeur spirituelle ; de tels développements demandent des siècles. Et si l’homme de génie est un prophète, il est bien vrai que nul n’est prophète en son pays.
Odilon Redon n’est encore compris que d’une élite ; pour bien longtemps, je crois, il restera singulier, au sens étymologique du mot. Ses yeux voient autre chose que les yeux de tout autre peintre ; sa main sait, par les lignes les plus simples, suggérer les formes les plus riches ; il rend les objets naturels translucides au surnaturel ; il nous présente des espaces inconnus au géomètre, mais possibles, et des créatures que le naturaliste ignore, mais construites selon la logique vitale la plus vraisemblable.
De plus, il est le maître de sa palette et de son dessin jusqu’à cette grande simplicité suprême qu’on nomme le style. Et enfin, il est le transfigurateur puissant qui sublimise en figures d’éternité les êtres accidentels dont nos yeux reflètent les fugitives apparences ; il dépasse l’art de peindre et atteint l’Art essentiel, et cela par une méthode simple :
« Mon régime le plus fécond, le plus nécessaire à mon expansion, nous dit-il, a été de recopier directement le réel en reproduisant attentivement les objets de la nature extérieure en ce qu’elle a de plus menu, de plus particulier et accidentel. Après un effort pour copier minutieusement un caillou, un brin d’herbe, une main, un profil ou toute autre chose de la vie, je sens une ébullition mentale venir ; j’ai alors besoin de créer, de me laisser aller à la représentation de l’imaginaire. La Nature, ainsi dosée, m’inspire, devient ma source, ma levure, mon ferment ».
« Mettre dans les plus humbles essais la lumière de la spiritualité », cela, il a pu le faire parce que son âme fut vigoureuse et saine. Comme Puvis de Chavannes, la silencieuse noblesse, l’austère discipline de sa vie privée donnent à son œuvre publique des fondations solides et une charpente inébranlable. Nos artistes oublient trop cet arcane, eux qui, entre tous, devraient y être attentifs. On a écrit bien des page éloquentes sur l’utilité des passions pour l’artiste ; certes oui, les âmes ardentes seules peuvent exprimer le Beau ; mais comme elles se hausseraient, comme elles prendraient de la grandeur et de la pureté si elles se faisaient maîtresses de leurs passions, au lieu d’esclaves ! L’homme est un tout compact : la défaillance la plus banale dans le gouvernement de soi-même se répercute jusqu’à nos âmes et les salit.
Voilà pourquoi, chez les natures intégrales, comme Odilon Redon, une admirable continuité se déroule en double courbe d’équilibre : du regard attentif, la vision exacte des objets monte jusqu’aux élans sacrés qui violentent l’inspiration, puis redescendent des cieux spirituels où planent les archétypes, jusqu’aux doigts dociles, sous la délicatesse desquels le plus simple trait devient un modelé avec la profondeur, le relief et l’air spacieux qui le baigne et l’épouse.
Les fruits et les fleurs qu’un tel regard contemple ne sont plus seulement un prétexte aux magnificences de la palette : leur vie cachée transparaît, leur force spirituelle parle ; ce ne sont plus les roses de France, les agrestes coquelicots, les citrons du Midi, ou les grenades : c’est la Fleur, c’est le Fruit, chef-d’œuvre végétal, terme de mille efforts obscurs, c’est le Jardin, le Champ ou le Verger ; ce sont des poèmes complets, de petits mondes, des synthèses, des astres végétaux.
Aréopagite de la forme et de la couleur, notre peintre suit cette grande marche circulaire du Visible vers l’Invisible, lorsqu’il retrace telles scènes classiques de la mythologie. Apollon l’obsède, et ses coursiers cabrés dans des éblouissements d’aurores boréales ; et il nous montre Andromède, ou Angélique, avec leurs libérateurs parmi les paysages les plus subtils qu’auraient pu imaginer de concert les primitifs, avec Le Lorrain, Corot et Claude Monet : on retrouve tous ceux-là dans les arbres, les rochers ou les brumes de Redon. Les froids symboles secrets du vieil Orient deviennent sous sa brosse des fleurs vivantes, d’harmonieuses polychromies, des gestes pathétiques. Le Bouddha, le Christ, Orphée, la sainte Famille et Vénus, saint Georges et saint Sébastien, martyrs, femmes et anges, toutes les surhumanités sont effectivement descendues sur son âme, et leurs visitations taciturnes ont vraiment conduit ses doigts soigneux.
Et quels titres aux œuvres imaginatives : Le Chevalier, La Flamme, L’Ange perdu, L’Ange déchu, L’Ange méditatif, Le Martyr, La Fleur du marécage, La Gloire noyée, L’Idole astrale, L’Aile, et tant de prodigieuses théurgies, sans doute recluses chez d’inconnus collectionneurs ! Byron, Vigny, Poe, Baudelaire, Villiers de l’Isle-Adam, Mallarmé : voilà les frères spirituels de notre voyant auquel les théogonies fantastiques semblent avoir livré leurs secrets. Il converse avec les anciens dieux, il fixe l’impalpable et traduit l’aura des visages qui dramatisent nos songes ; il navigue sur les fleuves fluidiques et affronte les formidables génies qui versent aux âmes d’exception le vin terrible de l’extase : et jamais ses yeux ne cillent, ses doigts ne tremblent, ni son goût ne s’égare. Telle est la marque du génie : garder la mesure dans l’expression de l’extraordinaire, utiliser la vraisemblance à rendre l’Impossible, emporter enfin le spectateur jusqu’aux cieux de l’Irréel, puis le remettre sur terre avec une maîtrise si sûre que son éblouissement, bien loin de l’arrêter, échauffe jusqu’à la flamme son désir de vivre selon la loi des splendeurs entrevues et trempe à jamais sa volonté de noblesse, d’intelligence et d’amour.
Voilà, me semble-t-il, ce que disent les œuvres d’Odilon Redon au visiteur sincère, à l’âme qui s’ouvre, à la jeune énergie en quête d’un chemin. L’enseignement d’aucun artiste ne donnerait davantage ; la leçon du vieux maître modeste correspond dans l’ordre spirituel, à celle de Giotto dans l’ordre religieux, à celle de Michel-Anqe dans l’ordre animique, à celle de Vinci dans l’ordre intellectuel. Soyons heureux que la France ait été élue à engendrer un tel initiateur et devenons les dignes élèves de ses souffrances et de ses travaux cachés.
Note : Odilon Redon est né à Bordeaux en 1840 et décédé à Paris en 1916. L’exposition de ses œuvres chez Barbazanges, dont parle Sédir, eut lieu en 1923. D’autres rétrospectives ont été présentées au Petit Palais en 1934, et au musée de l’Orangerie fin 1956.
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