par Marcel Renébon
À Saint-Restitut, l’aveugle-né qui m’accueillit cet été, en un temps d’épreuve.
La Provence, c’est avant tout un parfum. Du reste, les vrais pays se reniflent. Les Vosges, après la pluie, qui n’est pas rare, pour la résine. L’Auvergne, pour la vache et le mouton, selon l’altitude. La Bourgogne, pour l’herbe grasse ou le pinard, en octobre. Paris, toute l’année, pour la suie, et la Bretagne, pour l’iode. L’odeur de la Provence est plus aristocratique que toutes celles des pays de France. Sur un fond de pierres et de terres brûlées, faire chauffer la lavande, le thym, la menthe et cent autres herbes sèches. Par le mistral ou la tramontane, remuer au soleil. Laisser reposer le soir, sous les étoiles les plus allumées du monde. Arroser rarement, mais à grosses gouttes violentes. Voilà la chimie que pratique là-bas le Bon Dieu.
Car sans galéjer, la Provence, c’est peut-être bien le jardin préféré de Dieu. La preuve, c’est qu’Il y a mis Son amie intime, cette Madeleine qui ne travaillait pas beaucoup, mais qui avait su L’aimer au point de parfumer Ses pieds. Parfum pour parfum, en échange du nard – qui ne coûtait trop cher qu’aux dires des pharisiens – la Madeleine a reçu la Provence, Jésus lui rendant ainsi son cadeau au centuple, comme Il le fait pour tous ceux qui Lui offrent quelque chose, et qui sont si rares parce que les gens sont bêtes, tout simplement.
Et Marthe s’alloue la vallée du Rhône, en quelque sorte, avec, à titre de prime à l’activité, la tarasque de Tarascon. Heureux parrainage ! Si la Provence intérieure, la vraie – pas celle des ports, des plages et des villas – laisse habilement pousser ses olives, ses tomates, sa lavande et ses melons, dans la vallée du Rhône on trime ; ce ne sont que vergers de rapport, péniches et remorqueurs, barrages, cimenteries, atomerie... À en perdre ce grand souffle qui tourne avec rage du nord au sud, selon sa mystérieuse humeur, mistral le lundi, vent chaud le mardi, toujours cavaleur et agressif ; tout le cochon de caractère de Marthe...
Bien d’autres amis du Christ ont échoué en Provence ; Lazare, à Marseille, Sarah, aux Saintes-Maries, l’aveugle-né, à Saint-Restitut, et je dois en passer, par ignorance. Un homme, évidemment du nord, me dit que cette barque, où auraient tenu tant d’auréoles, qui aurait franchi tant d’eau, est historiquement suspecte, que la preuve de la traversée n’est ni dans l’Évangile, ni dans les Actes et que tout cela, finalement, pourrait bien n’être qu’invention provençale, que pieuses appropriations. Bien sûr, la barque n’est pas conservée au Musée d’Arles... Même si les Provençaux avaient, non pas menti, mais embelli par amour, ce qu’ils font souvent, l’invention serait si belle, si juste de ton qu’aujourd’hui c’est vrai. La tradition de la barque est forte, en tous les cas ; ses lettres de noblesse datent d’avant le Moyen Âge. Et même les gens du nord conviennent que le christianisme n’est pas descendu de Lille ou des Ardennes, qu’il a bel et bien remonté la vallée du Rhône, faisant étapes, au cours des siècles, en Arles, en Avignon – et dans les montagnettes autour –, puis à Vienne, à Lyon, où il fut arrosé du sang de quelques martyrs, puis à Dijon, à Sens, se faisant les poumons dans les forêts de Bourgogne avant de venir cueillir, adolescent, les lys de France qui poussaient sur les bords de la Seine. Tout cela fut long, mais simple et rigoureux et nous n’allons pas nous refuser la joie d’avoir eu chez nous des amis du Christ parce que des Picards ou des Lorrains seraient jaloux et tatillons.
Inconsciemment forte de cette tradition, s’accotant au prestige des intimes de Jésus, en Provence la religion est parfumée, païenne, ensoleillée ; on y entretient avec Dieu des rapports courtois, mais familiers, avec un rien de goguenard sur la question des interprétations cléricales. La Bretagne s’exprime en calvaires, la Provence en santons. Pour l’une, la croix, pour l’autre, la crèche, de préférence. Depuis que leur exportation se fait vers Paris et autres lieux, tout le monde connaît un peu les santons, ces personnages fragiles et colorés, hauts et frais comme des pommes, qui se font à la main et se vendent à la pièce aux approches de Noël. Il y en a toujours qu’on découvre. Car tout le village entoure Jésus, Marie, Joseph, le bœuf et l’âne : le maire, le meunier, les bergers, avec chiens et moutons, le garde-champêtre, la lavandière, le rémouleur, le curé et ce fada, le « ravi », dont tout le métier est de lever les bras au ciel, tant il est vrai que la Sainte Famille est sans préjugés.
Mais si la Provence galèje et pétanque, il ne faudrait point croire que Daudet et Pagnol sont ses seuls hérauts. Daudet fut un provençal d’occasion, plus parisien que ses Lettres ne le disent, et Pagnol est de Marseille plus que d’Aubagne. Quant à Jean Giono, ses origines piémontaises lui ont fait rechercher la montagne d’au-dessus de la Durance ; son lyrisme sent la meilleure Italie. Tout compte fait, si vous voulez trouver la Provence dans l’imprimé, lisez Bosco : son Mas Théotime et son Âne Culotte sentent le soufre, la lavande, et la Bible aussi, comme les bons romans de Steinbeck. C’est le « ravi » des lettres provençales, solide, fou, poétique. Son œuvre est une infusion d’effusions étranges, une tisane de deux mille idées purgatives de l’ennui, saoulante aussi, pour peu qu’on veuille s’y laisser aller.
Car la Provence est aussi l’aimable cassolette du démon. Magiciens et jeteurs de sort y croisent la sainteté dans un paysage chaleureux, dont le tragique n’apparaît pas tout de suite : flambées des cyprès noirs, tortures des rocs et des garrigues calcinées, secs comme des mèches. Rien d’étonnant à ce que Van Gogh y ait succombé au double choc du génie et de la folie. Sa peinture ne fut bonne qu’à partir d’Arles, bonne à nous en rendre malades, car Vincent a brusquement senti là-bas, à la lumière de là-bas, que ce monde-ci, c’est de la crotte dorée et giratoire, que le soleil et la terre sont une même mouvance qu’un rien peut transformer en feu, sans artifices. Avant Einstein, Van Gogh a découvert l’atome ; sa peinture est celle d’un voyant. Il lui aurrait fallu le Christ pour que ce tourbillon soit supportable. Pour L’avoir laissé dans les mines du nord, il en mourut à la raison.
Corot, Cézanne et quelques autres, plus équilibrés, calment nos inquiétudes. Eux surent que la lumière d’Aix, d’Avignon ou d’Arles peut être fatale ou bien salvatrice selon ce qu’on porte en soi. Ils furent humbles vis-à-vis de cette terre étrange et forte qui n’a pas fini de faire parler d’elle. Car si Dieu et l’autre se rencontrent parfois à la fraîche, au jardin, pour parler de tout et de rien, soyez sûrs que c’est en Provence. Leur secret est au creux des murettes, sous les vieux oliviers ou les cèdres étonnants du Lubéron, peut-être dans les déserts hantés de la haute Provence, peut-être sous la muraille des Papes, peut-être aux Baux, cette corniche à sorcières. Il ne faut pas trop chercher à savoir. Contentons-nous de la foi naïve et des santons ; ils sont charmants. Bon Noël !...
Bulletin des Amitiés Spirituelles, janvier 1962
J'ai connu Marcel Renébon lorsqu'il venait nous voir, à Saint Restitut. Quel bonheur de pouvoir lire ces lignes de cet homme que j'ai tant admiré. Merci.
Rédigé par : François Morel | 08 avril 2013 à 19:37