par Émile Besson
« C’est la plus belle rencontre de ma vie » ! « C’est la plus magnifique bénédiction que le Ciel m’ait accordé » ! Que de fois, pendant les douze années qu’il m’a été donné de vivre près de lui, ai-je entendu cette exclamation !
Quel était donc cet homme ?
Rien ne le distinguait du reste de ses semblables ; toute son activité extérieure consistait à travailler son jardin. Mais vers lui les êtres accouraient en grand nombre parce qu’il les libérait de leurs doutes, de leurs misères et de leurs douleurs. Que de personnes sont allées à lui, lui apportant leurs préoccupations, leurs ennuis, et sont revenues non seulement consolées, encouragées, mais guéries de souffrances physiques dont elles ne lui avait pas parlé !
Il était peu cultivé au regard de l’humaine sagesse ; il lisait peu – ce qui ne l’empêchait pas d’être très au courant de la situation politique, économique, morale et sociale ; mais il cachait si bien ce qu’il savait et faisait qu’il était presque impossible de s’en apercevoir. Des intellectuels, des savants, des artistes, des professeurs d’Université venaient le voir. Il les recevait avec son affabilité coutumière et ceux-ci retournaient à leurs travaux avec des idées nouvelles, des inspirations, des précisions sur des objets relevant de leur spécialité et dont ils n’auraient pas eu l’idée de l’entretenir.
Il avait le don remarquable de créer autour de lui une vie plus haute et de transfigurer la banalité de l’existence quotidienne. Quand on avait passé quelques moments en sa compagnie, on se sentait une entière bonne volonté et le courage de tous les sacrifices. Et les chutes qui suivaient ne faisait que donner un désir plus ardent de la vie telle qu’on l’avait entrevue auprès de lui.
Son attitude en face de l’existence faisait sentir combien la Providence divine a tout admirablement organisé ; que ce qui nous surprend ne nous trouble que parce que nous ne comprenons pas ; que, si nous vivions d’avantage en Dieu, rien ne nous heurterait, parce que, vraiment, nous verrions Dieu en tout et partout.
Toujours très simple dans son aspect, il avait une courtoisie de grand seigneur, une magnifique aisance dans ses manières, de sorte que, dans l’humilité de sa demeure, on respirait l’atmosphère d’un passé très lointain et très lumineux. Il paraissait avoir vu tant de choses, tant d’événements semblaient s’être déroulés sous son regard qu’il était comme immuable et que, pour lui, nos petits drames se trouvaient remis d’emblée à leur vraie place, dans leur réelle signification. Il laissait tomber sur nos chagrins son sourire où se lisait sa charité, une charité qui se serait penchée pendant des siècles sur la douloureuse humanité.
Il entourait d’attentions particulières les pauvres gens, et ceux-ci reprenaient auprès de lui le courage de l’effort qu’ils pensaient n’avoir plus la force de faire et recevaient le réconfort d’un adoucissement à leurs peines.
À ses côtés on se sentait en sécurité. Il y avait parfois des silences augustes, des silences qui ne sont pas de ce monde, où l’on éprouvait la présence du Ciel, où l’on semblait vivre en dehors du temps.
Il donnait une extraordinaire impression de force et de certitude. Sa voix répandait la confiance et la paix. Il parlait peu, mais ses paroles toutes simples faisaient réfléchir. Il semblait lire dans le futur comme dans un livre ouvert. Que de fois il m’est arrivé, lui parlant d’avenir, d’entendre sortir de sa bouche un mot quelconque, un mot entièrement étranger aux préoccupations du moment, mais qui bouleversait les projets, en montrait l’inanité ou leur donnait leur véritable sens.
Il recommandait la prière, la charité envers tout ce qui vit, le renoncement à soi même, l’humilité, l’obéissance aux lois, la soumission à la coutume. Il disait en toute sincérité : « Je ne sais rien, je ne suis rien ; demandez à Dieu, je demanderai avec vous ».
Deux souvenirs, entre bien d’autres.
Un 1er Mai, il devait y avoir un important meeting sur une place, près de la cité ouvrière de la grande ville. Les esprits étaient surchauffés ; on parlait de descendre dans la rue et de passer à l’action directe. La situation était grave ; le pire pouvait sortir de cette réunion. Lui ne disait rien, on le sentait préoccupé ; aux interrogations anxieuses il se bornait à répondre : « Le Ciel peut tout, il faut bien demander ». Longtemps avant l’heure fixée pour la manifestation, il s’était retiré à l’écart. Or, tout à coup, les nuages s’amoncelèrent et une pluie diluvienne se mit à tomber pendant plus d’une heure, si bien que la réunion ne put avoir lieu, les manifestants s’étant dispersés sous l’avalanche.
Un jour, il me demanda de l’accompagner auprès d’une malade. C’était une femme jeune encore qui s’en allait d’épuisement. Une congestion pulmonaire s’était greffée sur un état général très mauvais. Comme nous arrivions, le mari vint à notre rencontre et dit à mon compagnon : « Il n’y a plus d’espoir ; ce matin j’ai fais appeler le professeur X qui a dit : Si vous avez des dispositions à prendre, prenez-les : elle ne passera pas la journée ». Je restai dans la cuisine pendant que celui que j’accompagnais entrait dans la chambre. Il n’y demeura que peu d’instants. Je percevais les efforts que faisait la moribonde pour lui dire bonjour et lui recommander sa peine. Pendant ce temps, le père de cette jeune femme était entré et, comme mon compagnon sortait de la chambre, il lui dit, haletant : « Et bien » ? Et lui, du ton très calme et décisif de celui qui sait parce que ses regards voient plus loin que les conjonctures présentes, dit, en désignant le fourneau : « Dans quinze jours elle sera là, et elle fera la cuisine ».
Et, deux semaines après, elle était là et elle faisait la cuisine. Car le Christ a dit : « Si vous demeurez en moi et si mes paroles demeurent en vous, demandez tout ce que vous voudrez et cela vous sera accordé ».
Il a pris sur lui nos fardeaux, il nous a soutenus, consolés, vivifiés ; il nous a marqués pour plus longtemps que cette vie.
Un soir d’été, il s’en est allé, tout simplement, comme il avait vécu.
Pour nous, l’heure n’était plus aux regrets ni aux larmes, mais à une fidélité plus forte que la mort, à l’amour brûlant pour Dieu et pour le prochain.
Que dans les temps de ténèbres où nous vivons, des envoyés de Dieu viennent ainsi encourager les créatures et mettre en leurs cœurs la nostalgie du Ciel, c’est bien le plus émouvant miracle de l’amour divin. Jusqu’à la fin du monde le Christ a promis d’être au milieu des hommes, le Christ ou Ses représentants. C’est par pure grâce qu’ils se laissent rencontrer, et cette faveur est, pour ceux qui en sont les objets, une béatitude et une responsabilité. En vérité, notre vie tout entière avec ses sacrifices imparfaits et ses réalisations maladroites, avec ses balbutiements d’amour et ses velléités d’action, ne sera pas assez pour témoigner à Dieu notre gratitude d’un pareil don.
Bulletin des Amitiés Spirutuelles, juillet 1978
Cette belle et émouvante description me semble correspondre en tout point au "caporal". Au-delà de celui qui croit, son évocation me fait penser à celui qui sait. Quelle humilité, quel esprit charitable et quel magnifique témoignage pour nous autres les terriens !
Rédigé par : Oranger | 19 février 2013 à 20:40