par Marcel Renébon
Les vacanciers cherchant l’eau comme la libellule – avec moins de grâce, pourtant... –, il suffit de se déporter par rapport à elle, de bien supporter le sec, pour être à pied d’œuvre de ce luxe suprême : la solitude. Cette année donc, pendant que les gorges du Tarn étaient enfilées par tous les chevaux-essence de Paris et d’ailleurs, nous étions dans les Causses, seuls. Les moutons de Panurge ont du bon !
Scolaire, la géographie me touchait jadis moins que l’histoire. Un peu d’âge m’a appris à découvrir ce compromis, le paysage, et surtout ses résonances en nous. Voilà deux fois que j’amarre quelques jours de repos au Causse Méjean, le causse des causses, car si le Noir et Sauveterre sont pittoresques et surprenants, Méjeàn lie par des raisons plus fortes. Des trois causses, c’est le plus nu, le plus aride, le plus désert. Omoplate blanchie, mais de quelle importance ! Ce plateau fait la forteresse par des falaises immenses qui dominent le Tarn, Florac et l’étroite vallée reliant cette ville aux Vignes. Il dépasse souvent 1.000 mètres d’altitude – journées chaudes et nuits fraîches – et ces coordonnées justifient ce rude océan de collines dépouillées, aux courbes larges, dunes de pierres et de lavande où pousse l’herbe la plus sèche, la plus dure du monde. L’eau ne vient pas à Méjean : les rares habitants recueillent la pluie dans des citernes. Mais les nuages passent au-dessus, quelquefois épais, noirs d’encre ; ils s’arrêtent rarement, harcelés qu’ils sont par un vent fou qui les mène au-dessus de l’Auvergne.
Soleil et vent, ces deux forces désagrègent, calcinent et défont ; les anciens rocs des causses sont aujourd’hui des pierres sèches que les bergers rassemblent en pyramides, en pierriers, en murettes pour laisser un peu de place à l’herbe. Si rude soit-elle, celle-ci nourrit quelques troupeaux de moutons que conduisent, à pas comptés, de croupes en croupes, des patriarches. Hure, Buffle, et quelques autres, hameaux étranges où vivent des familles rares cernées par la solitude, la pauvreté, l’espace. Le caussien, grâce, aux « mécaniques », fait pourtant mieux son affaire qu’il y a vingt ans. Dans le creux des collines il y a des terres chaudes, qui, cailloux mis au bord, donnent un blé brun, dur, très beau, ou de l’avoine, ou du seigle. Tout n’est pas perdu, et pourtant les mas isolés tombent l’un après l’autre et ne servent plus que de bergeries. Ces bourgs espacés, à toits de pierres et à pignons, sont nobles. On rêve d’y venir, d’ouvrir à la vie leur abandon, d’à nouveau tourner les portes lourdes trouant les murs épais, de marcher dans les cours dallées et d’aller faire la sieste sous les arbres maigres qui ombragent ces oasis.
Rêver, oui, on rêve... L’odeur des genévriers, de quelques pins courageux, de la lavande, du buis chauffé, court à ras-pierre, secouant le monde animal ici représenté par toutes sortes d’insectes, mais surtout par des papillons. Pendant que nous mangions, certains, de petite taille, venaient se poser sur nos doigts, vacillants compagnons bleu lavande qui voletaient ensuite sur les fleurs maigres pour gagner leur propre croûte. Il faudrait aussi parler des oiseaux, des cailles qui sortaient familièrement sous nos pieds quand nous avions le courage de parcourir le désert, des hulottes qui, la nuit, poussaient leur cri autour de la tente, d’un coucou – un seul, pays pauvre ! – qui chantait au loin, des perdreaux, ou des trois rapaces qui tournaient chaque soir à la même heure au-dessus de notre petit bois.
Mais parler des Causses... c’est vraiment parler dans le vide. L’attirance que Méjean exerce, c’est d’abord parce que ce monde-là, cette enclave, est fort peu, humain, peu végétal même, bien davantage minéral. Il évoque ainsi le temps où l’homme était rare, avant que cette merveilleuse engeance se soit répandue, qu’elle ait colonisé l’espace et le temps, le ciel et la terre. Des pays comme celui-là font sentir notre encombrement. Dans quel bric-à-brac vivons-nous et finissons-nous, ce qui est plus grave, par aimer vivre. Nous n’y pouvons guère et demain, je serai à nouveau un marchand d’images avec son téléphone, son « eau courante sur l’évier », le métro ou l’auto, et sa porte coincée par une autre porte. Tout cela, c’est le confort auquel il ne manque rien d’autre que ce confort suprême : le vide, la liberté vraie, l’espace, le vent, et l’odeur du large, terre ou mer.
Il reste la vie intérieure, c’est-à-dire Dieu. Il reste ce Causse autrement parfumé qu’est le Royaume. Il peut être de partout. Faut-il encore pour y entrer ou y revenir de l’aisance, du naturel (au moins autant que du surnaturel !). Le diable, qui travaille aussi nos ardeurs, nous noie sous le colifichet. Les églises encombrées jusqu’au comique par les statues de saint Truc ou de sanite Machine sont à l’image de nos esprits encombrés par tout ce que la lourde littérature religieuse a déposé en nous de faux cultes. Le paganisme chrétien, c’est cette ronde échevelée d’idées, de recettes, de panoramas et d’habitudes qui pèsent du poids de deux mille ans sur nos cervelles. Du balai, pour que l’aire de Dieu soit libre ! Du balai et, dans ce vide, le dialogue avec Lui, cette conversation du plus petit jusqu’au plus grand, permise depuis que le Christ S’est dit Fils de l’Homme.
Jésus le Berger était un Dieu simple et un homme simple. Il allait droit sur les croupes de Sa vallée. Il savait que la nuit s’allumerait d’étoiles et que Sa bonté absoudrait erreurs et fautes. Il prêchait le moins possible, gardant Ses propos pour faire comprendre une guérison, un acte d’amour. Une fois auparavant, Il avait été la Parole, créatrice. Cette fois-ci, Il était le geste, la bénédiction silencieuse sur un monde ami qui allait pourtant Le tuer pour se nourrir de Lui.
Il ne nous demande toujours pas aujourd’hui des choses compliquées, des « mystères », des idées riches ou des enthousiasmes délirants. Il nous demande de faire notre journée le moins mal possible. Prier, c’est au fond simplifier. Il faut le faire avec un extrême abandon, écarter les respects factices, les paroles ornées, l’humilité de commande. Dieu sait bien que nous sommes orgueilleux même quand nous disons le contraire ! Il sait bien que nous sommes de chair, d’appétits. Il sait bien que nous venons de la boue. C’est un état de fait auquel le plus grand saint fait peu de correction.
Mais sur cet amalgame de terre et d’eau, sur cette boue, peut souffler le vent de l’Esprit, plus violemment encore que sur le causse. Et la boue sèche redevient poussière, cette poussière quasi impalpable qui est, bien naturellement aussi, le retour à l’Esprit.
Bulletin des Amitiés spirituelles, octobre 1964
Cette lecture vivifiante m'a fait du bien.
Merci d'avoir partagé ce texte qui me "parle", du début à la fin.
Je n'ai vraiment rien à retirer de ces propos...
C'est très beau et très imagé. On s'y croirait sur ce Causse Méjean !
Rédigé par : Loranger | 02 mai 2014 à 22:58