par Marc Haven
Nous sommes parfois choqués par certaines exhortations du TAO TE KING ; mais nulle part, peut-être, le heurt n'est aussi brutal qu'entre notre conception habituelle de la vertu et le sens donné à ce mot par Lao Tseu. « Renoncez, dit-il, à la sagesse, abandonnez la prudence, ce sera cent fois plus profitable au peuple. Renoncez à l'humanité, rejetez la justice, et le peuple reviendra à l'amour filial et à l'affection paternelle ». Ce qui revient à dire : rejetez les leçons séculaires de tous les moralistes, même si, jusqu'ici, elles vous ont paru être l'expression d'un idéal élevé.
À la vérité ce langage cèle un sens profond. La Vertu est une et indivisible; elle ne peut être fractionnée ni compartimentée. Le fait d'admettre des vertus particulières, indépendantes les unes des autres, est le signe d'un éloignement du Principe et d'une chute dans le domaine de la multiplicité, où rien ne peut subsister par soi-même.
Il n'y a qu'une Vertu : celle du TAO.
Nous l'appelons Vérité, Simplicité, Spontanéité, parce que notre condition présente nous oblige à tout nommer et même à tenter de définir l'indéfinissable, mais en réalité il n'y a pas dans les langues humaines un nom qui puisse lui convenir. Elle est Une dans son origine et dans son action, elle est le principe de toutes choses. Sa puissance brille éternellement au centre de la roche la plus dure, comme dans tout ce qui existe ; et il a été donné à l'homme l'insigne privilège de la découvrir en lui-même, de communier avec elle, et d'être son agent pour la régénération universelle.
Du point de vue où se place Lao Tseu, nous utilisons donc, presque toujours, un terme impropre, lorsque nous appelons vertu une qualité morale, qui n'est pas une émanation immédiate de la Vertu du TAO, considérée comme illuminatrice et rénovatrice de l'être humain. Néanmoins, les noms que nous donnons aux vertus, peuvent parfois s'appliquer à certains visages de la Vertu, lorsqu'elle est incarnée dans le Saint-Homme, Homme-Esprit, et vue par nous sous des angles différents, à cause de notre inaptitude à saisir les choses dans leur essence. Nous disons que le Saint-Homme est simple, humble, miséricordieux, parce que sa manière d'être correspond à notre conception de la simplicité, de l'humilité, de la charité. Il est tout cela, certes ! Mais, quand bien même sa conduite nous paraîtrait parfois en désaccord avec ces qualités, il n'en resterait pas moins le vase d'élection et le mandataire de la Vertu du TAO.
Les vertus ne sont réelles et efficaces qu'autant qu'elles sont un témoignage spontané de l'Esprit. Cependant la simplicité naïve, qui fait de nous les serviteurs zélés de la Vertu,ne peut naître qu'à la suite d'incessants combats intérieurs, dans lesquels le moi se dépouille peu à peu de son propre vouloir, pour s'abandonner sans réserve à la Volonté du TAO. Ajoutons que cet abandon est en même temps le germe, la fleur et le fruit du Grand œuvre de la régénération.
Les pratiques sincères, qui ont pour but la perfection morale, peuvent être utiles dans la mesure où elles servent d'introduction à la vie spirituelle, à condition qu'elles ne se bornent pas à reproduire dans notre comportement les formes extérieures de ce qu'on appelle des vertus.
S'appliquer à montrer l'apparence d'une qualité, c'est en perdre la réalité. Une telle conduite, purement rituelle, reste l'œuvre de la volonté propre, tant qu'elle n'est pas vivifiée et fécondée par l'Esprit divin. Elle nous conduit à la porte du temple intérieur mais ne nous permet pas d'en franchir le seuil ; elle nous revêt de parures, aussi fragiles et factices que la gloire mondaine. « Ces qualités, étant des apparences, ne sauraient suffire. C'est pourquoi il faut tâcher de se montrer simple, rester naturel, réduire l'égoïsme, avoir peu de désirs ».
Cette distinction entre la Vertu et les vertus éclaire de nombreux passages du TAO TE KING. Elle explique la déchéance progressive de l'idéal spirituel lorsque l'humanité, séduite par les apparences du monde sensible, est de plus en plus avide de jouissances et pressée de satisfaire tous ses désirs.
Quand les hommes se détournent du TAO, ils cessent de manifester spontanément la Vertu. On ne connaît plus alors, sous les noms de bonté, justice, prudence que des vertus fragmentaires, intermittentes, devenant peu à peu tout extérieures et conventionnelles. La communion naturelle des membres de la famille étant rompue, on érige en devoir et on loue l'affection paternelle et l'amour filial. Il n'est pas jusqu'à la probité élémentaire indispensable à l'exercice d'une fonction qui ne soit promue au rang de vertu, dans les États où la corruption est devenue monnaie courante.
C'est en vain que les disciplines morales ou religieuses, pour pallier la perte de la Vertu, s'efforcent d'obtenir de l'homme, par l'obéissance à des prescriptions, ou par l'observance de rites de plus en plus compliqués, ce qu'il accomplissait tout naturellement dans sa simplicité première.
Cela tient à ce que la volonté humaine étant mue par l'égoïsme et l'orgueil, ses œuvres les plus désintéressées, en apparence, sont entachées d'amour-propre et viciées par une secrète prétention à un droit d'auteur. C'est ce qui se dégage du chapitre 38, où le détachement à l'égard du fruit de l'action et la spontanéité de la suprême Vertu sont opposés aux calculs de ses imitations, dans un parallèle que l'on pourrait paraphraser ainsi : celui qui possède la Vertu ne sait rien préméditer pour son propre compte ; il suit avec confiance, au jour le jour, l'itinéraire tracé par la Volonté du TAO ; oubliant le passé, ne scrutant pas l'avenir, il vit dans le présent en contact avec l'éternel. Il n'agit pas par lui-même et encore moins pour lui-même. Comment pourrait-il se complaire dans la possession de la Vertu, en sachant qu'il en est seulement le canal et le docile instrument ? Comment pourrait-il s'attribuer quelque mérite pour les actions où sa volonté personnelle a si peu de part ? En quoi les jugements humains, favorables ou défavorables, pourraient-ils affecter son moi, puisqu'il l'a répudié ?
Il n'en est pas de même de celui qui pratique les vertus en suivant une voie qu'il s'est tracée. Il mesure le chemin parcouru, il suppute la distance qui le sépare du but à atteindre et déplore l'inconduite ou l'inertie de ceux qui l'entourent. Ses actes découlent de mobiles qui peuvent être élevés, mais restent incertains, parce que leur choix dépend de sa volonté. Les résultats de ses œuvres ne le laissent pas indifférent; s'ils sont décevants dans le présent, il escompte une récompense dans un monde futur ; si les approbations le réconfortent, les critiques lui causent de l'amertume, dont il se console en estimant injustes les opinions des hommes.
On trouve encore, dans le chapitre 27, une allusion imagée à l'efficacité de la Vertu nette de toute empreinte personnelle, parce que libérée des tendances et des moyens d'action de la volonté propre. « Qui marche bien ne laisse pas de traces; qui parle bien ne commet pas de fautes ; qui calcule bien n'a pas besoin de boulier ;.qui sait bien garder ferme sans verrous, et personne ne peut ouvrir ; qui sait bien lier ne se sert pas de liens, et personne ne peut délier ». En d'autres termes, celui qui permet à l'Esprit d'agir en ses lieu et place n'a que faire de la prudence : ses œuvres sont toujours parfaites.
Ainsi la Vertu est un don du Ciel, offert sous certaines conditions à tous les hommes de bonne volonté. Ces conditions, Lao Tseu les résume en deux lignes précédemment citées : « ...se montrer simple, rester naturel, réduire l'égoïsme, avoir peu de désirs », dont le sens général est le suivant : faire passer de puissance en acte la simplicité d'esprit, la spontanéité, dont nous avons, de par notre filiation divine, le germe au fond de nous-même ; agir suivant notre nature sans dissimuler ses imperfections, car l'Esprit souffle où Il veut, et ceux qui sont les instruments de la Vertu du TAO sont souvent dédaignés et méprisés par les hommes; lutter contre la prétention du moi à tout ramener à lui, en travaillant dur pour les autres ; se contenter de peu, être satisfait de son sort.
Aperçus sur les Enseignements de Lao Tseu, Dervy-Livres, 1986, p 127. (extrait)
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