par Marcel Renébon
Je passais quelques jours dans un village presque abandonné des Alpes. Le calme sauvage de la nature, la solitude m’avaient paru convenir à la réflexion. J’allais chaque matin lire saint Bernard à deux heures de marche des maisons, à l’endroit où la neige d’automne rejoint l’herbe jaunie. J’interrogeais non seulement saint Bernard, mais encore le souvenir de mes joies, de mes luttes, de mes angoisses, de mes lectures, de mes rencontres, de mes défaites. Dieu ou pas Dieu ? Cette question, je la posais aux mélèzes, aux rochers, aux cimes.
Un soir, l’angoisse crispait davantage mon esprit, lassé par une année de doutes et de travaux intellectuels. À la tombée du jour, je quittai la maison de mon hôte et m’éloignai en direction de la crête qui barre la vallée d’une prodigieuse muraille de neige et de rocs. À mesure que je montais sur le sentier désert, ma prière et ma révolte se mêlaient davantage, comme nourries par les tourments du chemin. Plus d’autre bruit qu’au loin celui d’une cascade. Je savais ma solitude certaine. À cette heure, les quelques hivernants vaquent à d’humbles travaux du soir, traite des vaches, préparation des laitages, ou s’attablent devant la soupe. Je montais toujours, courbant parfois la tête sous la voûte plus basse des sapins, jetant un coup d’œil, aux éclaircies, sur ce monde minéral rendu funèbre par la descente de la nuit. « Montre-Toi, criai-je à Dieu ; fais quelque chose de net et de grand, un prodige qui ne Te coûtera rien à Toi qui as toute la puissance, que je puisse croire en Toi sans autres hésitations, pour toujours ! »
À cet appel la montagne répondait par son redoutable silence et Dieu... résistait. Les nerfs tendus, je répétai intérieurement cette demande sacrilège, la formulant avec une telle vigueur que le plus obtus des rochers, le plus ingrat des buissons n’y pouvaient rester sourds. Soudain j’entendis des pierres rouler au-dessus de moi. Je m’arrêtai, le cœur cognant fort dans ma poitrine. Les pas, car c’étaient des pas, et lents, sourds, puissants, se rapprochaient. Le bruit m’en arrivait mêlé aux chocs des cailloux. La nuit était tombée. Nous étions seuls, lui et moi. Qui, lui ? Ah ! Je n’avais plus envie que Dieu se manifestât. Saisi d’une panique aussi forte que ma curiosité d’auparavant, je l’entendais venir et, les jambes molles, priais qu’il n’y eût rien. Quelques mètres seulement devaient me séparer de lui. J’étais blême de peur. Soudain apparut dans la clarté glauque d’une éclaircie la silhouette du père Jean, une sorte d’homme comme on n’en voit plus, même dans les Alpes, un vieux berger à houppelande et à bâton ferré, sa gourde et son sac battant un dos que soixante ans de courses n’ont pas endurci. Je le connaissais pour l’avoir rencontré chez mes amis. Je me précipitai sur lui avec un enthousiasme dont il n’a jamais su la cause. Il m’apprit qu’il rentrait à cette heure indue à cause de quelques brebis égarées, probablement dans les névés. Nous redescendîmes ensemble après avoir longuement bourré nos pipes.
Ni en montagne, ni dans la plaine, je n’ai jamais, depuis, demandé de « signes ». J’ai pensé, une fois, pendant quelques minutes, que j’aurai le mien et j’ai tellement tremblé de son imminence que je n’en aurai envie de longtemps. Ainsi va l’homme... Il appelle l’Inconnu, l’Inconnaissable... qu’il est incapable de supporter. Si nous sommes quelque jour dignes d’un prodige, que ce soit à l’heure où le Seigneur aura suffisamment éprouvé nos épaules et... ce qu’il y a dessus. Tous les signes différents de ceux que le quotidien place sous nos yeux d’aveugles sont des charges telles qu’ils nous coupent tous chemins de repli. Le Ciel est bon de nous connaître, il est bon de nous ignorer. Nos carcasses ne supporteraient pas la fulgurance de certains contacts, la présence de forces qui nous dépassent. Regardée calmement, la vie est en elle-même un prodige suffisant. N’en demandons pas plus. Le petit bonhomme de chemin est proportionné aux petits bonshommes que nous sommes. Le père Jean, berger dans l’Oisans, me l’a appris sans le savoir une nuit au cours de laquelle j’avais essayé, contre toute raison, de brûler de nécessaires et nombreuses étapes.
Bulletin des Amitiés Spirituelles, juillet 1950.
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