par Marcel Renébon
L'Évangile selon Jean est un livre fait par Dieu pour les hommes. Les mots, plaqués par l’évangéliste sur des faits dont l’enchaînement n’est rien moins que toute la vie passée, toute la vie à venir, ont été soufflés par l’Esprit. Ce qui fait ça grandeur, sa dimension ou, comme on voudra, son absence de dimensions, c’est que « l’auteur » en était parfaitement détaché. Décervelé, déshumanisé au point que l’Esprit occupait tout en lui, Jean nous laisse ainsi le Message total, achevé pour notre temps et pour tous les temps. Son mérite n’est pas d’avoir réfléchi, pensé, médité ce qu’il nous dit, c’est d’avoir fait en lui le silence sans lequel ne pouvait passer la voix du Père.
La création est d’abord amour, la raison divine – dont nous connaissons forcément très mal les propositions – n’étant que la « technique » qui lit de ce mouvement du Cœur de Dieu un tout puissamment organisé. Dès lors, en cherchant à comprendre le plus subtil et le plus complet message de Dieu, on ne touche que Ses moyens, non Son essence. La théologie la plus riche ne saurait contenter l’amateur d’absolu. Par le cœur seul, cet organe dont nous savons si mal nous servir, nous pouvons appréhender, directement et sans réfractions, quelques parcelles de l’éternelle Vérité. En ces temps de curiosités vite lasses, de macérations intellectuelles, de cogitations cérébrales, cette proposition ne peut être reçue que par des désenchantés de l’intelligence. L’immense mérite de Sédir est d’avoir rapidement fait le tour des possibilités intellectuelles, d’avoir buté encore jeune dans le mur d’enceinte, d’avoir appelé très tôt à son secours Celui qui, seul, permet de le dépasser. On sait la réponse qui lui fut donnée, on sait ce qu’il en fit, en quels termes attachants jour après jour, année après année, il sut commenter cette « réponse du Seigneur » et lui donner un vêtement d’écrits et de paroles vigoureusement tissé.
L’Évangile s’apprend comme la montagne : en marchant. Faites une « course », comme on dit dans nos Alpes. Vous n’aurez dans la marche d’approche que l’agrément d’échauffer vos muscles, d’équilibrer parfaitement le sac, d’assurer votre pas selon une cadence lente, mais régulière, qui n’est pas celle des fouleurs de bitume. Autour de vous, des prés, des sapins peut-être, la rocaille et des pentes paresseuses ou brusquement trop pentues. Après, seulement, vous abordez la vraie montagne, le minéral sonore, la vue ouverte large ou brusquement bouchée par la muraille, la gaine humide d’un couloir. Au départ, vous aurez peut-être eu la chance d’apercevoir de loin l’arête terminale, but de vos efforts. Mais, l’approchant, vous la perdrez.. Vous aurez le nez sur vos pas, sans autre tonique que l’exaltation de vous savoir allant vers le plus haut d’une allure régulière. Peut-être, de quelque plate-forme, halte à laquelle la fatigue oblige, vous vous enchanterez, une fois ou deux, du brusque surgissement de la cime. L’affirmation de sa présence, rajeunie par telle perspective inattendue, vous rendra courage, vous portera enfin jusqu’à elle.
La « course » illustre parfaitement notre approche du Christ par la résonance des paroles de l’Évangile de Jean. Au départ de cette voie mystique, étroite coursière qui coupe la grande route des autres formes religieuses – et la raccourcit, non sans dangers –, nous aurons peut-être « vu » Celui qui est notre cime, ce Christ dont aucune parole ne saurait traduire la plénitude. Mais, aujourd’hui, nous sommes en chemin, c’est-à-dire dans le brouillard, à la merci des éboulis, des crevasses, des roches abruptes, craignant le gros temps, la nuit qui peut venir. Quel serait notre mérite, quelle serait notre liberté, sans ces obstacles ? Il n’y a plus, pour nous réchauffer, que cette chaleur qui nous fut découverte, en nous-mêmes, une fois pour toutes, et qui est encore Sa présence. Mais elle suffit dans la mesure où l’extérieur ne nous fait pas oublier l’intérieur, où notre action s’adosse sans cesse à la prière.
Certes il y a mérite à lire l’Évangile, il y a profit à supputer son poids, à tourner autour, à le relire, à ne s’en détacher que pour le reprendre. « Parlant jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne », Sédir a procédé pour nous, gens du XXe siècle, à une extraordinaire reconnaissance de cet Himalaya. Mais il a pris soin de nous dire, de répéter souvent, que le cœur seul nous permettra de le suivre. Il nous propose de développer ce muscle, toute étude cessante, et c’est pourquoi son message est et sera éternellement actuel.
Si nous le comprenions, si nous étions dans les prisons, dans les hôpitaux, dans les maisons où sont les douloureux, si nous savions être un peu ce cancéreux qui s’en va, ce tuberculeux qui étouffe, ce gosse étonné sur lequel tombe la méchanceté du monde, si nous savions être ce fou, hélas ! lucide à ses heures, qu’on vient d’enfermer, si nous savions même être ce méchant, possédé par un tempérament dur et qui souffre de faire souffrir, alors nous n’aurions pas besoin de longues lectures de l’Évangile. Ses vérités ruisselleraient en nous. Chaque phrase de Jean ferait mouche, chaque geste, évoqué, de Jésus nous confondrait de crainte, d’admiration et de bonheur. À ceux qui doutent de cette méthode, bien singulière aux rationalistes (que nous sommes tous un peu), nous répondons « Essayez. Vous ne pouvez refuser, sous peine de malhonnêteté morale, de faire un bout de route avec ces cardiaques que nous voulons être. » En vérité, il est plus facile d’ouvrir un livre que d’ouvrir son cœur, c’est bien pourquoi on ouvre, encore aujourd’hui, tant de livres. C’est bien pourquoi on comprend si peu le seul livre qui soit nécessaire au fond, le seul aussi dont nous ne finirons jamais complètement la lecture (1).
Ne voit-on pas que les tuiles, les toits qui pleuvent sur nous, cette houle de souffrance qui s’enfle parfois en véritable typhon n’ont d’autre but que d’amollir nos cœurs durcis par le calcul et la haine, la cérébralité – cette caricature de l’intelligence –, la peur du lendemain ? Les meilleurs d’entre nous se redécouvrent un cœur de vingt ans, un beau sang neuf, pour aider, panser, consoler. Bien sûr, ils sont inférieurs aux tâches qu’on leur propose ; bien sûr, ils se désespèrent de leur impuissance ! Mais il y a déjà en eux la joie pure de Son approche. Ils sont adorants et agissants, un peu Marthe, beaucoup Marie. Le Christ demande qu’on dorme le soir parce qu’Il sait ce qu’est la veille épuisante. Il nous demande non pas nos journées, mais la journée qui vient, seulement celle-ci, parce que les autres appartiennent à notre destin sans cesse révisable par Sa miséricorde. « Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien... » Il y a, comme disait Isabelle Rivière (2), un devoir d’imprévoyance.
Il nous faut non pas lire l’Évangile de Jean, mais l’épeler, comme les enfants épellent un abécédaire, sous la conduite de l’Ami qui est à la fois le Sujet, l’Auteur profond et l’éternel Répétiteur. Mais, si Jésus S’offre sans cesse à nous, Il demande qu’on donne aux autres, aux douloureux, à ceux qui sont Lui-même dans leur souffrance, tout ce qu’on peut, tout ce qu’on a. Nous ne comprendrons le message fidèle recopié par Jean que dans la mesure où nous en aurons déjà reconnu l’essentiel. « Comme Jésus nous a aimés, aimons-nous les uns les autres. » Ce n’est pas sur du papier que doit être imprimée cette petite phrase, elle doit être gravée en nous, dans notre chair, dans notre esprit. On n’en composera jamais de plus belle.
Bulletin des Amitiés Spirituelles, juillet 1954.
(1) Rendre à Jean cet hommage, c’est paraître ignorer ou tenir pour peu importants les trois autres Évangiles. Telle n’est pas notre intention. Mais nous n’avons aucune hésitation à dire que les paroles de Jean nous paraissent être l’écrit majeur. Rien de plus, et ce n’est du reste pas très original !
(2) Ndlr : Isabelle Rivière (1889-1971) est la sœur d’Henri Fournier plus connu sous le nom d’Alain Fournier, l’auteur du Grand-Meaulnes. Elle secondera son mari Jacques Rivière à la Nouvelle Revue Française, puis écrira après leur départ quelques ouvrages retraçant leurs vies et leurs pensées, ainsi que des œuvres, fruit d’une constante méditation spirituelle.
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