par Émile Besson
Tout être humain est destiné à devenir une personnalité ; chacun apporte avec soi, en venant sur la terre, quelque chose d’original qui doit faire de lui une individualité.
Malheureusement la plupart des hommes ne cultivent pas leur être intérieur. Ils ont peur de se singulariser. Ils sont non pas eux-mêmes, mais ce que les ont faits le milieu, la famille, l’éducation, les habitudes, les conventions ; ce qui les différencie est comme étouffé par les gestes appris et les modèles imités. C’est comme si la société avait pour objectif de façonner tous les êtres sur un modèle unique.
Et l’on comprend que, devant cette médiocrité uniforme et envahissante, devant cette incapacité d’agir et ce divorce entre les aspirations et la réalité, des êtres d’énergie aient lancé à l’humanité ce mot d’ordre : Ô homme ! sois toi-même ; tu portes tout en toi ; cherche en toi, tu trouveras toutes les beautés et toutes les forces !
Il ne s’agit pas, bien entendu, de développer nos tendances inférieures, notre être instinctif et passionnel. Ce serait ériger la fantaisie en règle de conduite. Or là où le caprice devient la loi, la personnalité finit par s’effriter. Plus un être est esclave de ses passions, moins il est lui-même ; car, comme le déclare Guyau (1), l’égoïsme n’est pas une affirmation de soi, mais une mutilation de soi. Il s’agit de subordonner – mais non de sacrifier – les tendances multiples qui sont en nous à notre inclination maîtresse qui fait notre véritable originalité, d’acquérir une conscience aussi pleine qu’il se peut de notre dignité d’hommes, non pas pour devenir des êtres d’exception comme le Surhomme de Nietzsche, non pas pour trouver notre ultime satisfaction dans le développement de notre personnalité, mais pour réaliser pleinement notre destinée qui est de contribuer dans la plus large mesure possible au développement de l’humanité tout entière. Plus riche sera notre être intérieur, plus et mieux nous pourrons donner aux autres. Je veux l’homme maître de lui-même, disait Alexandre Vinet (2), pour qu’il puisse être davantage le serviteur de tous.
Soyons donc nous-mêmes. L’individualisme peut être une source de vie et de force. C’est à lui que nous devons ces codes de l’émancipation, de l’autonomie du citoyen dans la cité qui sont la Constitution anglaise, celle des États-Unis d’Amérique et notre Déclaration des Droits de l’Homme.
Toutefois l’individualisme – même le plus altruiste – n’est pas sans présenter des dangers. Si l’individu peut arriver à être maître de soi pour devenir serviteur de tous, il est infiniment difficile à une collectivité de s’élever à un tel désintéressement. Car il y a un égoïsme collectif qui est plus profond et plus tenace que la somme des égoïsmes individuels qui le composent.
Or l’histoire nous apprend que l’individualisme aboutit en religion au rationalisme, en philosophie au sensualisme, en morale à l’utilitarisme, en économie politique et sociale à la concurrence systématique. C’est dire qu’il a besoin d’un correctif ; ce correctif, c’est l’esprit de solidarité.
La vie sociale oscille entre « les droits intangibles de l’individu » et « les droits imprescriptibles de la société ». L’exagération des premiers conduit à l’égoïsme et à l’anarchie ; l’exagération des seconds mène à l’autoritarisme et à la tyrannie. Or comment concilier les privilèges respectifs de l’individu, investi de droits naturels, et de l’État, armé du pouvoir de commander ? C’est le grand problème dont les questions sociales, politiques, économiques ne sont que des cas particuliers.
Quant à nous, nous croyons que seul l’Évangile apporte une solution à ce grave problème.
L’individu n’est pas un être isolé ; il est pris dans les liens de la solidarité sociale. Son esprit comme son corps est composé d’une infinité d’êtres ; il ne peut donc avoir une sensation, une impression sans que la société tout entière y collabore plus ou moins. L’homme ne peut vivre qu’en société et la société ne subsiste que par la solidarité qui unit les individus. L’individu ne doit donc rien faire qui porte atteinte à la solidarité sociale, il doit décréter que sa liberté finit là où commence la liberté de son prochain et, en même temps, développer aussi complètement que possible sa propre activité, facteur de la solidarité sociale.
Cette solution ne paraît pas spécifiquement évangélique ; mais nous affirmons que l’Évangile seul permet de la réaliser, car seul l’Évangile, seul l’Esprit du Christ donne à l’homme, à l’heure où sa conscience se trouve en conflit avec son intérêt, la force d’agir conformément à sa conscience.
De tous temps il y a eu une distinction entre gouvernants qui donnent des ordres et gouvernés qui doivent y obéir – et cette distinction est juste et nécessaire et elle le sera longtemps encore. Mais les gouvernants eux-mêmes sont soumis aux obligations qui résultent de la solidarité sociale. Or cette solidarité sociale a pour facteur essentiel le libre développement de l’activité individuelle ; donc l’État doit assurer à chaque individu la satisfaction de ses besoins légitimes et le développement de ses aptitudes spéciales.
La contrainte extérieure n’a jamais produit que des esclaves ; on n’a rien gagné quand on a paralysé les mains puisque l’esprit demeure libre. Dieu nous appelle, Il ne nous contraint pas et cette obligation morale, toute libre, est plus forte que toutes les contraintes extérieures. Seul l’Évangile entrant dans l’individu, comme l’esprit est dans le corps, peut l’aider à être pleinement lui-même, à réaliser sa destinée; car il le libère.
Et c’est ainsi qu’au milieu des alternatives, inévitables dans le relatif, de progrès et de recul, au travers des difficultés et des chutes, se sculpte dans cette substance divine qu’est l’âme humaine l’image de plus en plus parfaite du Christ ; et ce sont ces conversions individuelles, librement voulues, qui seront les assises terrestres du Royaume de Dieu. Que Ta volonté soit faite sur la terre !
Bulletin des Amitiés Spirituelles, janvier 1924.
(1) Philosophe et poète français (1854-1888).
(2) Critique littéraire et théologien(1797-1847).
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