par Jeanne Jacquemin
À propos d’un médaillon en pâte de verre
Voici les danseuses de Chypre et celles de Tanagra dans leurs poses hiératiques, le visage à moitié couvert d’un voile qui semble mourir comme une rose. Des vestales entretiennent un feu qui ne doit plus s’éteindre ; leurs robes ont pâli et se sont fanées comme les vieux rubans qu’on garde en souvenir. Vestales pâles, danseuses au sourire énigmatique, jeunes bergers, victoires aux ailes déployées, dieux vainqueurs, eux tous et elles toutes semblent avoir dormi en des linceuls de cendre.
Loin du bruit, loin des foules, pour celui qui s’égare dans les salles du Louvre, parmi les richesses accumulées, ces restes précieux d’un art disparu parlent au cœur une langue mystérieuse. La pensée s’abandonne en des souvenirs incertains pareils à des réminiscences d’autres vies plus heureuses et les pas errent au gré de la rêverie.
Voici les colliers à six rangées d’un verre travaillé ; des flacons parés à l’iris des mers, reposent sur des étagères ; des bracelets enroulent leurs anneaux semblables à des serpents d’émeraude.
Et les cercueils de pierre où depuis dix mille ans dorment des rois couronnés, le corps ceint de bandelettes, semblent avoir perdu le secret de ces trésors cachés en leur sein.
Sur un bois de cèdre, voici les traits d’une prêtresse de l’Égypte sacré ; là des lions d’un émail inconnu gardent encore les portes du somptueux palais de Darius.
Mais voilà le mystérieux sphinx qui se dresse gigantesque pour celui qui interroge ; sa griffe de granit est immobile et ses lèvres ne s’ouvriront pas.
Et pourtant, ces peintures faites au fer rougi, ces verres irisés et opaques comme des marbres, ces secrets enfouis dans le silence de la mort, un artiste parmi nous les a retrouvés et les réveille au souffle de son génie, sobre et serein comme des bucoliques, alanguissant ainsi qu’une élégie. Son rêve semble éclos aux jours lointains de l’âge d’or parmi les iris pâles et la bruyère en fleurs ; brillant de jeunesse et de force, le voilà rayonner d’une vie glorieuse parmi les fraîches arabesques de feuilles entrelacées, enchâssées en de monumentales cheminées, qui l’élèvent et le portent comme ferait un reposoir. Des vases aux anses arrondies faits d’un verre précieux de la couleur des turquoises, des plats d’un ovale harmonieux, voient leurs formes s’immortaliser au contact de ses doigts.
Et ces trésors précieux, comme des travaux d’orfèvres, ces merveilles d’un art dont Périclès serait jaloux, ce parfum du pays de l’immortalité, un artiste les fait naître à nos yeux éblouis parmi nous, Henri Cros.
Les tempes ceintes d’une pâle guirlande de pourpre et de jasmins mêlés, Elle se tient grande et blanche, le regard voilé, parmi les rêves solitaires de je ne sais quel bois de l’Hellade enchantée.
Les jours heureux, les longs jours couronnés de roses, ont conservé à son visage la fraîcheur de l’aurore, ses cheveux ont la couleur des blés mûrs pour la faucille ; relevés en arrière et pressés sur sa tête de jeune dieu, ils découvrent la grâce onduleuse d’un cou d’albâtre. Une légère écharpe de lin fin descend sur ses épaules, pour la parer et non pour la voiler ; une écharpe de lin jaune, du jaune que le fruit du citronnier sème dans l’azur du Ciel d’Ionie.
Ionie ! Ionie ! Antique berceau, Terre des Dieux, Patrie des Muses ! Ionie ! Les jeunes chœurs égaient encore la fraîcheur de tes bois ; les chansons et les flûtes réveillent l’écho de tes sources, parmi l’herbe fleurie des bocages... Dans leur onde limpide, tes fleuves roulent encore des vers sonores et doux, le long de leurs rives charmées.
Les plaisirs calmes et tranquilles, sous les ombrages chers à Cérès ; les nymphes des bocages et leurs danses légères, les naïades vagabondes, se pressent en foule à nos yeux étonnés, ressuscités par le puissant et délicat artiste dont j’ai écrit le nom.
Par la magie de son art, voici s’élever des grottes ignorées, de claires fontaines frémissent à l’espoir du baiser de Narcisse ; le laurier pousse au front palpitant de Daphné.
Voici Phébus, brillant comme une étoile et remplissant les Cieux de la splendeur de sa gloire. Là-bas, au pied d’une roche couverte de mousses fraîches, le carquois suspendu à sa divine épaule, le sein jeune et fier, la blonde Diane se repose, le bras mollement appuyé aux cornes d’or d’un cerf captif.
Par quel miracle d’art, par quel mystère Henri Cros a-t-il pu faire revivre en nos cœurs, avec tant de grâce et de fraîcheur ces souvenirs délaissés ?
Quelles recherches patientes, et combien d’efforts, pour parvenir à dompter la matière et la plier aux caprices de son rêve ! Car pareil à Pyrgotèle qui dans l’améthyste, et l’onyx, sculptait ses volontés sereines, Henri Cros a voulu, pour fixer ses visions enchantées, des mineraux inconnus, plus précieux que l’or fin, plus rares et plus dociles à ses doigts que le marbre de Paros.
Alchimiste accompli, il voit au feu de ses fourneaux la vulgaire matière se transformer, devenir semblable à des pierres précieuses ou à des pétales de fleurs, et son œuvre en sortir glorieuse et magnifique, comme l’or du plomb, pour demeurer vivante à tout jamais d’une Immortelle Beauté.
8 novembre 1890
Commentaires