par Marcel Renébon
Devant les seigneurs repus de viandes et de vins, devant les chapelains confortables et les dames habillées d’hermine et de vair, les troubadours du temps jadis racontaient les prouesses et les vicissitudes de héros hauts en couleur, en ardeur et en générosité. On imagine la scène : les lévriers impassibles, les poutres noires d’où pendent les tapisseries épiques, le feu sauvage sous la hotte de pierre. Et tous ces gens d’armes ou de chasse, bouche ouverte, yeux allumés, le poing sur la table ou dans la ceinture, écoutant le conteur ambulant, le poète d’un soir, le mystérieux messager du monde des mots.
Plus tard, le moine remplace le trouvère. La mode est à l’écriture. Il transcrit donc, des années durant, la sainte Bible, l’embellit de lettrines compliquées et coloriées qui tiennent une page. Les miracles de saints particulièrement aptes à dresser les tarasques et autres dragons sont consignés sans excès de prudence sous des couvertures timbrées au sceau de l’Église triomphante. Puis la Renaissance fait glisser l’amour des vestibules de Dieu aux boudoirs des dames. Après Gutenberg, tout se vulgarise et la déesse raison point sous le gentil amour de la chevalerie ou la foi rude.
Bichonnée par tant de plumes d’oie ou de fer, amidonnée par les cercles et les académies, revigorée par le peuple qui la parle et la crée, nourrie par ses fortes racines celtes, latines, wisigothes ou normandes, la langue s’est faite, petit à petit, plus ferme, plus souple aussi avec ses sautes d’humeur, ses barbarismes, sa musique. À chaque chose et à chaque être correspond un nom, une signature, qu’on peut parapher d’un qualificatif. Assemblez, articulez, ponctuez et servez chaud : voici le plat littéraire, le monde quasi libre des sons, des syllabes et de l’écriture. Cuisine excitante s’il en est, piquée à l’ail dans le midi, cernée au nord de précision. Imprimez noir sur blanc, passez au massicot, assemblez, rognez et cousez, couvrez d’une image et voici le monde moderne des revues, des journaux et des livres.
Il y a de tout, là-dedans, on le sait bien. Du pieux et de l’obscène, du soufre et de l’encens, le parfum des roses ou l’odeur des tinettes, la petite prière de la sainte ou l’appel du bouc, des calembredaines et des traits de génie. Allez donc y trouver votre vie... L’âme ne vit pas de mots, mais l’esprit s’en contente et c’est peut-être bien pourquoi le nôtre est si fatigué. Jamais oies ne furent gavées de maïs autant que nos cerveaux d’idées ! Les scribes ne sont pas seuls en cause ; tous, nous autres latins, nous sommes hommes de lettres et ciseleurs involontaires de ces mensonges dorés sur lesquels disparaissent les diamants de la vraie vie. Incroyablement, de naissance, nous connaissons toutes les finesses d’un jeu qui consiste à colorer les vessies en lanternes, et vice versa. Le commerçant pour vendre ment sur sa marchandise, le gouvernement pour gouverner ment sur son pouvoir, l’amoureux pour aimer ment sur ce qu’il sent, le chrétien pour espérer ment sur sa charité et sur sa foi. Tout ceci est dur ? Et après, si, précisément, c’est vrai...
Les psychologues disent que nous projetons devant nous, grâce aux mots, le monde de nos espoirs, et que nous essayons ensuite de nous pousser jusqu’à lui. Le malheur est que cet étirement vers le haut – quand il est, dans les meilleurs cas – fait mal aux vertèbres. La loi de la pesanteur étant le plus remarquable appui du Prince de ce monde, nous nous contentons le plus souvent de nous créer un monde littéraire – ou religieux – dans lequel le héros – ou le saint – abonde, et de le laisser ensuite se débrouiller tout seul. La réalité ne se contente pas de ces faux semblants. Sous forme de faits, elle se charge au jour dit – qui nous surprend toujours – de la volée de bois vert. Alors nos phrases et nos mines se réduisent à des chapelets d’ « aïe, aïe, aïe » qui sont, après tout, d’éloquentes et courtes prières.
Coller au réel, tout le programme est là-dedans. Point trop en parler, le vivre davantage. Souscrire jour après jour aux rudes exactitudes. Se forcer, dans un monde pas tellement faux, mais surtout faussé, au maximum de vérité. Ne pas se fuir, c’est-à-dire fuir en nous ce Dieu qui nous traquera jusqu’au bout de Son amour exigeant, mais s’aborder sans désespoir comme sans indulgence. Ne point appeler Dieu aux travaux d’homme que nous pouvons, que nous devons faire. La prière n’est pas un moyen commode d’éviter les faix ; c’est la demande d’allégeance quand le faix n’est plus supportable. Programme rude, qu’on qualifiera peut-être aussi de littéraire.
Il faut donc dire aussi que les mots sont parfois comme le bouquet de carottes suspendu devant les dents de l’âne. Ils incitent à faire un pas, puis un autre encore. La vie – tant pis pour les poètes dont la viole est par trop menteuse – n’est que cette marche involontaire, sûrement hésitante et fort lente. Louons pourtant Dieu ; Il est quand même attentif, au bout du chemin creux, très, très long, dont les lignes de fuite se perdent dans l’infini.
Bulletin des Amitiés Spirituelles, janvier 1959
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