par Max Camis
Monsieur Philippe avait pour ceux qui l’entouraient la paternelle fantaisie de leur distribuer des grades militaires alors qu’il n’y eut parmi eux qu’un seul « caporal » capable de le suivre : « Je vous laisse le caporal », avait-il annoncé en partant ! Quelques temps après, Sédir écrivait : « Il est rempli de l’Esprit et marche droit », ce qui pour le commun des mortels, répond à l’insurmontable ; du reste, pendant la guerre de 14 l’Administration sanitaire inscrivait sur le dossier de l’hôpital complémentaire de l’Arbresle qu’il dirigeait : « Échappe à tous contrôles ». Le déconcertant était bien, en effet, qu’apparemment conciliant il demeurait impénétrable quoique sourd, ses paroles se faisant rares, ne répondaient pas toujours dans l’immédiat à ce que l’on attendait, s’éclairant cependant à la suite des événements. À l’entendre il n’aurait été qu’à « l’asile », ce qui devait correspondre aux débuts de la primaire, pourtant diplomates et hommes d’affaires le consultaient efficacement. Très affable d’accueil, une inexplicable distance empêchait que l’on puisse empiéter ou que l’on questionne trop avant. Ce que l’on pouvait voir de ses activités et d’un rayonnement déconcertant donnait l’impression d’aller en des profondeurs difficiles à suivre, mais devant incontestablement relier personnages et événements, encore fallait-il un long recul pour le deviner ou de sa part une réflexion, rarement un jugement. Quand il disait, pour une personne, avoir tout essayé, cela impliquait dans une série de circonstances différentes, la recherche de ce qui pouvait faire bifurquer d’une mauvaise orientation. Le mystérieux reste bien de penser que la plupart des personnes ignorèrent toute leur vie l’intervention que ce berger des âmes apportait discrètement à leur destin. La pêche demeurait ainsi à la fois le métier et l’image cachée à la vie du caporal, ses pensées et méditations suivirent ainsi le cours du grand fleuve près duquel il rendit son dernier soupir.
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C’est une relation de pêche que racontait beaucoup plus tard un important personnage de la société lyonnaise, de ceux qui, imbus de leurs rôles sont tentés de considérer descendre de Caracalla, né lui aussi à Fourvière. Ayant longtemps désiré tirer une truite à côté de son spécialiste… Ce fut un réel contentement quand vinrent l’invitation et les préparatifs à ce rendez-vous, une mise au point de cet homme d’affaires aussi importante que le lancement d’une firme nouvelle. M. Chapas lui ayant proposé une place de choix, le temps était de la partie, cela commençait à mordre et jusqu’à midi ce fut un enchantement. Mais ayant un fort appétit, de plus amateur de bonne cuisine, l’heure passée fit ressentir les premières crampes d’estomac suivies de l’impatience de voir qu’à cent mètres le voisin ne bougeait pas. Les projets se succédèrent en rappel à l’ordre, car il avait l’habitude de commander ; un départ en catimini, pourquoi pas ? et l’étonnement aussi de ne rien oser tenter ! Vers deux heures une petite visite accompagnée d’un bon sourire, de ce sourire qui confondait tout le monde, et il dut ronger son frein jusqu’à trois heures et demie alors que s’installait un somnolent désespoir…
La parabole du Semeur, dans Matthieu, continue… « et les oiseaux vinrent et les mangèrent ».
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Quoique très différentes et plus bruyantes les visites de gros vignerons bordelais, attirés par la réputation du sage de l’Arbresle et la protection que l’on pouvait en tirer surtout, revenaient périodiquement demander conseil aux situations difficiles ; sans les suivre généralement, mais où ils disaient reprendre courage. Par reconnaissance leur aisance croyait parfois devoir donner des distractions à celui qu’il ne pouvait comprendre. C’est ainsi que dans une randonnée en une belle région de la France, la puissante voiture, on ne sait pourquoi, s’arrêta sur le plateau le plus désertique où il ne passait personne, et cette exubérante famille toujours pressée fut immobilisée sur le bord de la route à se lamenter car sans ravitaillement, cela jusque très avant dans la nuit où, non sans avoir été trituré, le moteur se décida tout à coup à repartir, pouvant laisser quelques méditations à tous.
Suite de la parabole : « …d’autres tombèrent sur le sol pierreux où il n’y avait pas beaucoup de terre ».
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Quoique les visites sur Paris furent pour le caporal assez rares, un certain personnage, de par le rôle qu’il y avait, devint un sujet de manœuvres importantes. Intellectuel, homme de lettres, donc difficile à transplanter, le mettre à la campagne fut un but caché. La providence intervenant la plus part du temps, fit qu’un ancien projet de mariage pouvant permettre l’achat d’une propriété prépara les voies. Étant donné la grandeur secrète de l’action, il faut dire que les barrières ou les préséances sociales moins encore administratives ou universitaires ne pouvaient gêner notre pécheur d’hommes. Bien que très respectueux des parchemins et des titres, ce qu’il voyait avant tout demeurait l’avancement d’un être, suivant ses possibilités, au plus proche service du Christ, tout en calculant la suite et les ricochets que cela pouvait provoquer. Cette affaire, au départ, rencontra de nombreux obstacles, mais assez rapidement des aides inattendues intervinrent sans que les deux citadins puissent bien saisir le mystérieux tour de passe-passe permettant leur union dans un autre décor et en un nouvel apprentissage. Ce qui avec le recul et les résultats obtenus donne l’aspect d’un magistral coup de filet.
Toujours la parabole : « …d’autres tombèrent dans la bonne terre et produisirent du fruit ».
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Comme un oiseau des îles, elle arriva directement de la Louisiane, laissant propriété et recherches spirites ; du reste théosophe convaincue et se disant la réincarnation d’un grand personnage du XVIIIe siècle, elle venait spécialement en entretenir le maître de Santa Maria où elle descendait. Très volubile, menant grand train grâce aux secrets d’une crème pour la peau très employée en Amérique, ce qui la fit baptiser par la jeunesse du moment « crème de beauté ». Malgré des habitudes luxueuses et mondaines elle se plia de bonne grâce à partager la chambre monacale avec une vieille dame et se proposa aux fenaisons de la saison, ce à quoi, amusé, le caporal lui donna un champ isolé à retourner... Le soir robe de chez Dior, indéfrisable et maquillage ne résistant pas, elle affirma que le yoga était préférable.
Encore la parabole : « …d’autres tombèrent dans les épines qui, croissant, les étouffèrent ».
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Encore un Parisien, curieux et sceptique à la fois, vint se prendre dans les filets du pêcheur ; se croyant blasé et déjà entraîné, un matin le caporal lui demanda s’il aimait les boules et à l’affirmative l’emmena par la petite ville transformée en champ de jeu. Président de l’Association pour l’Arbresle où les compétitions du département amenaient de nombreuses équipes s’affrontant là. Un étranger ne connaissant pas les règles du jeu n’aurait pu être aussi intéressé que semblait l’être M. Chapas, allant d’un groupe à l’autre pour féliciter les coups heureux des tireurs. Pendant qu’à peine la première heure passée notre citadin en attendait la fin, celle-ci n’arriva qu’à la nuit tombée où, ivre de carambolages et des cris des combattants il se devait de suivre encore le banquet offert aux joueurs par la municipalité, avec remise de prix et discours, cela cessant vers deux heures du matin. Dans ces souvenirs et le recul de l’exemple donné, ce fut la plus belle leçon de patience qu’il reçut.
De la parabole finissant dans la gradation des fruits.
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Ainsi l’aide à chacun : le cultivateur du Nord menant à force des machines dernier cri son vaste domaine, arrivant un jour où le caporal arrachait ses pommes de terre y assista, puis ayant parlé quelque moment du travail s’en alla convaincu de son ignorance !… Il faut du reste dire que malgré les va-et-vient des visiteurs, arrivant parfois à l’improviste, quelques soient leurs rang ou leurs âges, les occupations de la maison ne variaient pas. Ainsi, cet homme silencieux menait souvent en même temps la détermination de vies tout en pêchant des truites ou du brochet ! ce qui dominait restant bien de remettre dans la ligne d’autres gros poissons (de bonne volonté) que des courants contraires entraînaient à l’encontre de leur but. Le tour de force avait ainsi lieu sans que personne autour de lui se doute de la manœuvre. Quelques rares bénéficiaires cependant, longtemps après purent méditer, redécouvrir les rouages secrets intervenant pour leur remise dans la voie et comprendre que l’équilibre de la terre, quoique précaire, ne peut se maintenir que par la présence agissante de quelques serviteurs du Ciel, de semeurs, pour que Dieu engrange.
Bulletin des Amitiés Spirituelles, juillet 1978
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