par Marc Haven
Le Non-agir n’est pas l’inertie, il est l’essence même de l’action. Celui qui l’a atteint n’agit pas par lui-même ni pour lui-même ; il est l’instrument de l’Esprit dont il manifeste la puissance, aussi bien par une activité continue que dans le plus complet repos.
Nous avons une idée confuse de la force invisible qui opère perpétuellement au centre de l’existence, quand nous appelons « action de la vie » l’imperceptible développement des êtres dans la nature, et « action du temps » la lente et inéluctable transformation des choses […]
Sur le plan terrestre, l’action est inhérente à l’existence ; elle est, avec les réactions qui l’accompagnent, la loi et le moyen par lesquelles s’effectue la réintégration des êtres dans le Tao. Toute tentative de la volonté humaine pour échapper à cette loi, sous prétexte d’atteindre le parfait détachement, serait vouée à un échec et aurait pour conséquence de freiner en un point de l’Univers le processus de la vie.
Pour que l’activité d’un être remplisse sa fonction régénératrice, il faut qu’elle soit en parfait accord avec le rythme universel ; elle doit, pour cela, s’exercer suivant la norme des facultés et des forces dont cet être a été doté pour l’accomplissement de son mandat particulier. C’est pourquoi Lao Tseu nous met sans cesse en garde contre les manifestations excessives et démesurées de l’individualité, qu’il s’agisse des débordements de l’instinct, de l’ardeur cupide ou des initiatives sans frein de l’ambition. […] Dans le même esprit, le Vieux Philosophe considère la modération comme l’une des dispositions les plus favorables au règne de la Vertu. Par modération, il faut entendre non pas le sens de la mesure dictée par la prudence humaine, mais l’harmonieuse concordance de nos pensées et de nos actes avec la Voie du Ciel […]
L’action de l’homme sur le plan terrestre, tend d’ordinaire à modifier ce qui l’entoure suivant ses vues personnelles. Elle procède de la volonté propre opposée par sa nature à la Volonté divine. Aussi l’aide qu’elle reçoit de la Vertu est-elle affaiblie par cette opposition inconsciente de sorte que nos activités comportent un gaspillage inutile de forces physiques ou intellectuelles et une agitation sans rapport avec le but envisagé.
Sans doute aucun de nos actes n’est perdu. Il serait vain de regretter les longs travaux apparemment inutiles, les fausses manœuvres, les impasses dans lesquelles nous nous sommes fourvoyés. Tous ces efforts, toutes ces tentatives s’intègrent dans la vie universelle où ils ont une utilité et de lointaines conséquences ; mais la courbe qu’ils décrivent pour nous ramener au Centre est d’autant plus longue que l’intention initiale a été égoïstement intéressée. Inversement, l’œuvre réalisée dans la sérénité du détachement, abrège, pour celui qui l’accomplit, comme pour tout ce qu’il touche, le chemin du retour au Tao et elle coopère de façon directe et immédiate à la Grande harmonie.
[…] Lorsque nous entrons dans la bataille de l’existence pour nous faire « une place au soleil » par un travail de bon aloi, nous croyons dominer la lutte. Il n’en est rien. Sans nous en rendre compte, nous devenons les esclaves de l’action que nous voulons canaliser vers des fins personnelles. Le désir de nous approprier le fruit de nos actes est le petit doigt mis dans un engrenage où nous ne tardons pas à passer tout entier, pour devenir prisonnier des forces que nous avons déclenchées en vue d’attirer à nous les plus grands biens.
[…]
Pour dominer l’action, il faudrait garder notre indépendance vis-à-vis d’elle. Or on est libre par rapport à une chose lorsqu’on n’a contracté aucune dette envers elle et que l’on attend rien […]
[…] notre bonne volonté [peut] faire éclore ce qui est en nous à l’état latent, car, souvent nous agissons avec détachement, sans le vouloir et sans le savoir. Lorsque notre attention est absorbée par l’accomplissement consciencieux d’une tâche quelconque, il serait exagéré d’affirmer, dans l’immense majorité des cas, que durant cet effort nous sommes continuellement influencés par la perspective d’un gain final. Pendant des minutes, des heures, cette pensée ne nous vient pas à l’esprit, tant nous sommes sommes soucieux de mener notre travail à bonne fin. Instants d’heureux abandon où notre labeur, momentanément désintéressé, se rapproche de la Vertu.
[…]
Nous nous mouvons individuellement suivant une ligne tracée par nos aptitudes, notre tempérament, les conséquences de nos actes, et aussi par un concours de circonstances de temps, de lieu, de milieu qui nous entourent. Toutes ces conjonctures déterminent le devoir du moment présent et nous placent dans les conditions les plus favorables pour travailler efficacement à notre régénération. À chaque instant elles marquent le point crucial où la Volonté du Tao se révèle à toute conscience attentive, en nous plaçant dans l’alternative de répondre à l’appel de l’esprit par un sacrifice ou d’agir, au contraire, selon notre égoïsme en vue d’esquiver la souffrance. Mais notre volonté dévie constamment sans voir ces signes providentiels, sauf aux heures graves de la vie. Cependant le choix que ces signes sollicitent de chacune de nos pensées, de chacun de nos actes, engage notre responsabilité et conditionne le futur bien au delà de ce que nous pouvons imaginer. […]
Extrait de : Marc Haven & Daniel Nazir, Tao Te King, Aperçus sur les Enseignements de Lao Tseu, Dervy-Livres, 1986, pp 205-215.
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