par Chappuis
Dans un ouvrage récent (1) que nous avions présenté en décembre 2012, Steve Melanson, professeur de philosophie au Québec, nous introduit dans « la mystique – (…) la mystique chrétienne précisément –, et (…) ce qu’en pensait le psychologue Carl Gustav Jung. Ce dernier voyait déjà très clairement cette perte de sens intérieur qui caractérise notre ère. (2) » C’est plus précisément à la mystique de Maître Eckhart (c 1260 – c 1327), un de ses illustres représentants du monde religieux de la vallée rhénane, que fait référence Jung, d’où la dénomination de mystique théologique comme le souligne l’auteur. « (…) Jung a perçu une évolution dans les expériences mystiques, parallèle à l’évolution générale de l’humanité, et il souhaitait l’avènement pour l’homme occidental d’une mystique moderne qui soit une métamorphose de l’esprit porteuse de sens. (3) »
Au début du XXème siècle, Sédir nous introduit dans une mystique qu’il veut réaliste, nous incitant à joindre le sens pratique et le sens idéaliste. L’homme doit vivre pleinement son incarnation tout en la saturant de transcendance. Utilisant son vécu d’occultiste, il emmène le lecteur dans ce qui peut s’apparenter à un labyrinthe de connaissances, suggérant les liens subtils de toutes choses, pour ensuite nous amener à rencontrer l’essentiel, le fruit de sa rencontre (4).
Mais que de ronces à débroussailler pour rejoindre cet essentiel quotidien. Rien que le mot de « mystique » donne des allergies à une grande masse de lecteurs, tant l’image d’Épinal qui lui colle est forte. Pour l’ensemble, mysticisme est lié à religion. Le mystique fait figure de religieux austère, se positionnant loin du monde profane qu’il regarde de sa superbe. Voilà pourquoi il est plus que temps, à l’instar du sens que je vois dans les propos de Malraux, de le débarrasser de cette gangue et de l’ouvrir pour qu’enfin l’homme y perçoive la fleur cachée.
On ne peut cependant pas faire table rase du fondement religieux auquel nous nous sommes rattachés tout au long des siècles précédents et qui a produit des fruits exemplaires, tant sur le plan artistique que sur celui de la pensée. Jung se base lui-même sur Maître Eckhart, dominicain, et Sédir se tourne souvent vers la religion catholique. Peut-on faire autrement ? C’est-à-dire peut-on parler de Dieu et de notre relation avec Lui sans faire référence à une forme religieuse ? Avons-nous le droit de penser que l’affranchissement auquel nous invite le Christ est en marche ?
Surprenons le lecteur en lui livrant ces deux phrases du plus grand défenseur devant l’histoire de la laïcité : Jean Jaurès.
« [Le mysticisme est] l’exaltation de la vie intérieure cherchant à s’unir à ce que la vie de l’univers a de plus haut et de plus ardent. » « En dehors de la vie mystique c’est-à-dire de l’union ardente des âmes dans un idéal divin, toute vie n’est que misère et mort. »Cette expérience nouvelle à laquelle nous convie Jung et Sédir, est celle de notre « totalité ». Cette totalité ne fait pas de nous des êtres au dessus des autres, mais nous fait simplement « prendre en considération avec conscience et attention (5) » notre propre existence, celle des autres et tous les événements que nous traversons. Il nous appartient donc de ne plus traverser notre existence en dilettante, et Sédir le décrit très bien dans ses ouvrages. Il est donc possible de raviver ce lien qui nous « assure » à Dieu et ainsi de participer à notre construction et de ne plus en être des observateurs. Que celui qui souhaite se lancer dans cette quête, se souvienne de ces mots du Christ : « Frappez, et Je vous ouvrirai ». Cet engagement n’isole pas l’homme du monde extérieur (ce ne sont d’ailleurs que les mots qui opposent un extérieur à un intérieur). « [Il] devient l’être authentique qui mène son existence en résistant aux trop fortes influences du monde extérieur (6). Libéré des conditionnements, il devient un meilleur support à son environnement, un homme libre et conscient qui voit la place qui lui revient en tant que sujet et acteur au sein du monde. » (7)
Cet apprentissage d’une forme de liberté, d’indépendance du phénomène religieux quel qu’il soit, amène l’homme à, en préambule, se débarrasser de toutes les images sensibles de Dieu qu’il transporte avec lui. Ces incrustations ont la vie dure et se nichent dans les recoins forcément les plus sombres de notre grenier, mais là aussi où on ne les soupçonne pas. Si ces images sont véhiculées par les mots que nos ancêtres ont bénis, elles ont aussi la grande force prégnante de la dite photographie, que l’on veut rappel certes, mais prenons garde qu’elle nous empêche d’ouvrir notre porte au nouveau visage.
Le chemin mystique est une affaire personnelle. Il se décline en laïcité pour celui qui œuvre à se détacher des formes religieuses : un immense chantier qui réclame toute notre vigilance. Car de ce chef d’œuvre, il nous faut considérer que le Christ seul en est le Maître.
Pour conclure je vous livre ce merveilleux message d’espoir que nous livre Maître Echkart : « Il faut remarquer que […] le premier fruit de l’Incarnation du Verbe, qui est le Fils de Dieu par nature, est que nous soyons fils de Dieu par adoption. »
(1) Steve Melanson, Jung et la mystique, Sully, 2011.
(2) Ibid., p. 13.
(3) Ibid., Quatrième de couverture.
(4) Cet essentiel que nous essayons de mettre en avant dans nos rubriques diverses.
(5) Le sens même du mot religere d’après Jung.
(6) Simplement, Père ne nous laisse pas succomber, lorsque nous sommes dans les tentations du monde (en plein dedans) !
(7) Ibid., p. 77.
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