par Marcel Renébon
Regardez – image bien classique – une fourmilière. Autour, sur et dans le monticule, les insectes vont et viennent, charrient les matériaux, évacuent les déchets, emmagasinent ; tout leur est activité ordonnée. Ils sont à la merci d’un pied d’enfant ou d’une patte de chien, d’une branche d’arbre qui tombe, d’un accident, de la pluie ou de la sécheresse. Mais qu’il arrive cet accident, et les fourmis travailleront dix et cent fois plus et le tumulus sera refait, la vie continuera.
De la forêt qu’elle a au-dessus d’elle, la fourmi ignore sans doute la grandeur. Il n’y a pas de proportion entre elle et l’arbre, elle et l’étendue des mousses ou la dimension des rochers. Minuscule, la fourmi n’existe en somme que par le nombre de ses sœurs.
Faites maintenant l’effort de regarder l’homme ; regardons-nous. Notre forêt, c’est notre ville ou notre village, situé dans une nation vaste et inconnue, placée elle-même sur une planète encore plus ignorée et qui tourne, toute petite, dans la foule des autres planètes, sous un ciel qui n’est ni mesurable, ni explorable malgré les travaux d’approche lunaires. Encore ne parlons-nous ici que du monde physique ; il en existe d’autres. Et puis, que du présent. S’il fallait que nous tenions compte de l’immense passé, que nous supputions l’immense avenir, nous aurions envie de rentrer sous terre tant nous sentirions notre incroyable faiblesse, notre petitesse. Et pourtant, comme les fourmis et bien plus richement qu’elles, nous construisons et reconstruisons opiniâtrement notre maison, qui est la terre. Cataclysmes et bouleversements ne nous découragent pas ; nous durons et nous étendons et ce que nous appelons la disparition des civilisations n’est que leur passage dans d’autres civilisations. Malmené par les peureux et les papes prudents, Teilhard de Chardin a su merveilleusement écrire sur les transformations millénaires, traçant son image des rameaux parallèles, l’un « mourant », l’autre naissant à la hauteur de cet achèvement et le nouveau portant en puissance les vertus de l’ancien. Cette image dément la mort.
Les fourmis ont peut-être leurs dieux, les hommes en ont eu plusieurs « brouillons », avant le Christ, avant que Celui-ci vint leur apprendre, par Son exemple, la peine et l’espoir, la richesse et la souffrance. Jésus est le Verbe, Il est l’impossible projection de l’infini dans le fini. Il est le Ciel sur la terre, Ciel crucifié, bien sûr, mais c’est à ce prix que « la terre monte ».
Dès lors, l’homme n’est plus seulement une fourmi. La descente et la remontée de Jésus-Christ ouvre les routes de l’Esprit qui brûle partout dans le cosmos et au-delà de lui. L’homme peut se contenter d’aller de sa maison à son travail et de vivre son temps sans autre ambition. Il a pourtant aussi le droit de sonder le ciel et l’enfer. Il a « droit de bain » dans cet Évangile de Jean qui ne complète pas les autres, comme on l’a dit, mais qui donne au drame de Jésus sa véritable dimension ou son absence de dimensions, comme on voudra.
L’erreur de certains est de toujours penser au détail des choses et seulement à eux. C’est ainsi qu’on en arrive à la sécheresse ou à la plus mauvaise architecture des religions, carapaces vides et pourtant colorées, monde des signes sans substance, sans chair, sclérosé sans qu’on s’en aperçoive. L’erreur des autres est de regarder trop souvent les voûtes du Ciel et de s’y perdre poétiquement. « Ni ange, ni bête ». Il nous faut donc travailler, fignoler le détail de nos travaux, garder nos larges pieds sur la terre, être pratiques enfin.
Mais aussi, le plus souvent possible, il faut L’appeler et, nos mains dans les Siennes, accepter qu’Il nous emmène – et quelle joie est la Sienne !– loin des fourmis, dans l’immensité des galaxies. Sédir a tranquillement écrit cette chose énorme : nous devons travailler, pousser la matière, la faire lever, comme on dit pour la pâte, de telle façon qu’elle envahisse les domaines de l’Esprit, que le monde redevienne UN. C’est en quoi notre fondateur est moderne, tant il est vrai que cette génération de fer, mais de probité, se contente de moins en moins du « cinéma » religieux. Elle ne veut pas « penser » le Christ, elle veut Le vivre. Elle veut que la prière s’incarne, que notre terre, nos arbres, nos ghettos et nos fermes deviennent le Royaume. S’il est nécessaire pour cela de froisser le formalisme, les pieux et confortables sommeils, s’il faut dénouer les arabesques, briller les « pompes » avec les pompiers, eh bien ! tant pis ; cela ne fera pas beaucoup de cendre.
Bulletin des Amitiés Spirituelles, janvier 1971
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