par Bruno Marty
Marcel était un maigre devenu gros. J’ai su très peu de lui sauf son amitié et l’amour sans trahison qu’il portait au genre humain ; autant dire que, même main dans la main, tous ceux qui le croisèrent et reçurent de lui ne purent et ne pourront jamais faire le tour de l’immense terre dont il assumait avec bonheur, comme fermier, les labours et les moissons.
Il avait le rôle périlleux du premier de cordée, assujettissant d’une poigne ferme la corde au piton qui nous reliait à la vie au-dessus de l’abîme. Il aimait la montagne escarpée tout autant que le plateau des vaches, il adaptait la difficulté selon l’apprenti montagnard, mais toujours, au bout de la course et de l’effort d’élévation, il y avait des paysages de merveille : chacun était l’élu de son cœur en une égalité qui prenait le meilleur enfoui en nous en l’exhaussant, et le pire, tapi dans les recoins obscurs, en le découvrant et en l’éclairant au centre de paysages nouveaux.
Il habitait au Quartier Latin un appartement assez vaste où régnèrent successivement des chats et une chienne briarde dont, tous, nous rapportâmes de furieux coups de griffes ou quelques pantalons et vestes déchirés ; cela faisait partie du voyage rue du Pont-de-Lodi. Du pont, il avait les massives arches, profondément ancrées en plein courant, mais aussi le tablier épais permettant de passer sans encombres d’une rive à l’autre, rien d’une passerelle ou de ces arcs de vertige dressés sur des ravins. Une architecture puissante, inébranlable, se riant des plus fortes crues qui eussent emporté n’importe quel autre que lui.
Un jour, il avait laissé derrière lui ce qui était lui, il n’avait gardé pour la marche que la charge de l’autre. Écrivain de talent, il s’était effacé devant les phrases d’amis qu’il considérait comme bien plus doués, en les éditant ; les meilleurs, les plus célèbres, lui fournirent de la copie, tous ne devinèrent pas le sacrifice consenti librement. Si ta main est une occasion de péché, coupe la : il appliqua à sa vie cette ascèse, et pas seulement en matière d’écriture. Nous n’eûmes de sa plume que des articles où il fit court, rendons lui justice, à force de prendre des raccourcis, sans se tromper de direction, il arriva avant tout le monde, ayant eu l’élégance d’avoir grimpé là-haut, sans nous le dire, le lourd sac à provisions dont il avait extrait un festin pour tous les essoufflés. Cc sont des choses qui ne s’oublient jamais.
Combien fûmes-nous à gravir ses escaliers, chargés de peines insignifiantes ou des chagrins les plus lourds, de projets utopiques ou d’enthousiasmes irréfléchis ? Un très grand nombre sans aucun doute. La porte s’ouvrait toujours sur la massive silhouette, mais c’était le regard qui vous recevait, qui comprenait plus vite que la lumière nos poids ou nos légèretés. Toujours un demi-sourire aux lèvres, un plissement aux commissures des yeux, jamais un refus. Tout être était une parcelle, plutôt l’un des visages de sa quête de l’Être. À l’imitation de saint Paul, il soutenait que sans la charité aucune construction humaine n’était viable ni crédible.
Comme il était dans sa vie quotidienne l’exemple de ce qu’il prônait, que les ébranlements qu’il provoquait dans nos petits édifices permettaient ensuite de reconstruire plus solide, qu’il nous forçait avec amitié, sans ces violentements insidieux et calculateurs des docteurs, à plonger en nous et vers les autres, que jamais il ne s’étendait avec complaisance sur nos errements, mais au contraire coupait court aux lamentations et aux épanchements « sentimentoches », que les suggestions qu’il offrait pour réaliser ou modifier une action, une idée ou une situation à problèmes étaient toujours justes et toutes remplies de visions d’avenir, beaucoup lui doivent l’irremplaçable leçon de l’exemplarité, de cette vertu discrète qui fait la vraie humanité, attentive, fraternelle, jamais dupe de l’apparence, accordant paroles et actes.
Pour lui qui ressemblait tant à un hall de gare accueillant tous les voyageurs, il n’y avait guère que l’injustice et le calcul cynique qui le faisaient sortir de son habituelle sérénité, malheur à celui qui osait scandaliser, en pleine conscience, tels ou telles des êtres qu’il aimait, c’était pour lui le péché contre l’esprit, le seul qui fermait pour longtemps la porte de la lumière. Tout le reste, ingratitude, abandon, mensonge, bêtise, faux-savants, enfin toute la liste de nos manquements – l’ayant vécu, le vivant au quotidien, comme un fer dans une plaie – avivait au contraire l’intérêt qu’il avait pour le monde. Tous ses propos visaient à nous rendre responsables vis à vis de nous mêmes et des créatures, nous conduisaient à acquérir en nous une énorme capacité d’absorption de l’autre en vidant peu à peu le nous-mêmes stérile et narcissique. Ce n’était point là simple substitution, mais prise de conscience d’une petitesse réelle que seul l’autre peut emplir.
Il lisait beaucoup, en autodidacte ; par beaucoup, il faut entendre profondément et avec attention et de ses lectures, faisant, là aussi, court, il réussissait un miel vivifiant, des synthèses, des rapprochements qui, en deux ou trois phrases, valaient soudainement des années de recherches tâtonnantes. Il aimait les objets, tous avaient, dans leur diversité, une unité : ils étaient choisis en fonction de ce qu’ils incarnaient, pas forcément spectaculaires et le plus souvent ordinaires. Un épais plat vernissé dans lequel on pouvait servir largement les amis valait tous les services des musées ; cette statue polychrome, un saint Jean, tellement usée qu’elle n’était plus qu’une ébauche, magnifiait la Bonne Nouvelle aussi bien que la plus pure sculpture... Il aimait la table parce qu’un repas partagé scelle dans l’invisible des liens puissants. Partager le pain était pour lui, partager les cœurs dans un lieu proche de l’absolu.
Il aimait les escapades, s’arrêtant à la chapelle autant qu’à la cathédrale, à l’étang autant qu’à l’océan. Il réussissait à gommer les détails alourdissant chaque chose pour nous faire accéder avec sûreté à une vue d’ensemble, à l’intention, à l’exacte nécessité des choses. Il aimait l’homme, des mouroirs à vieillards, qu’il fréquenta inlassablement comme visiteur, aux grandes rigolades copieusement arrosées ; des clochards, qu’il assistait non loin de chez lui en des permanences épuisantes, à tous ces êtres qu’il recueillit, par dizaines, chez lui, exténués, abandonnés, perdus.
Ce gros bonhomme qui n’a jamais beaucoup voyagé, parce que son temps était aux autres, a parcouru le monde entier par les livres qu’il éditait ; là ou d’autres prennent l’avion, lui prenait les meilleurs photographes, les meilleurs écrivains et ses itinéraires consistaient à les allier au mieux, de pays en pays. Les impressions, au retour, nous valaient un bouquin bien ficelé et de belle tenue.
Autant dire que la vie ne lui fit pas de cadeaux. Cette liberté conquise en devenant le prisonnier des autres était tellement contraire à la marche visible du monde qu’il ne pouvait être que constamment éveillé à la brandir devant lui, elle s’appelait le Christ. Aucun prosélytisme bassement racoleur, aucune propagande tapageuse, seulement la certitude totale, la reconnaissance éperdue d’avoir trouvé le roc indestructible à quoi raccrocher sa condition humaine. Il importait seulement de montrer que cela était possible en vivant au quotidien, d’appliquer, de réaliser, de faire s’incarner l’idéal de vie le plus jouable pour la communauté des hommes. Dire que les miracles jaillissaient serait puéril, mais aussi petite qu’elle ait été, sa liberté, dans ce sens, rendait les choses plus faciles, arrondissait les angles, calmait le désordre, s’imposait avec l’évidence de la seule solution possible, le litige s’arrêtait, la dispute cessait, l’idée juste venait. Encore tout ceci était-il entendu non comme venant de lui ou comme venant de vous, mais du Patron, le seul être qui, s’il n’avait été tout amour, aurait pu lui faire peur.
Bien conscient que le Christ et Satan se ressemblent parfois comme deux frères jumeaux, il n’avait de cesse d’être vigilant, sachant parfaitement que l’orgueil est toujours à l’affût dans les entrailles les plus éloignées du moi. Aussi, même s’il ne refusait jamais d’ouvrir sa porte, il lui arrivait d’être abrupt avec les visiteurs de mauvaise volonté ou les récidivistes de la trahison, leur assenant sans ménagements quelques propos électrochoc dont bien peu se doutaient qu’ils s’adressaient autant à eux qu’à lui-même. Lorsque, de ses replis, montait cet orgueil qu’il combattit toute sa vie en une inlassable lutte, il s’isolait et entamait avec sa seule Certitude un corps à corps invisible pour lui arracher, en un colloque ardent, de nouvelles forces et les bénédictions d’en-haut.
Bien sur l’appartement du Pont-de-Lodi était toujours largement rempli de copains de passage, souvent en déroute, attirés par la source rafraîchissante qui y coulait à profusion et où chacun pouvait boire à sa soif. C’était une évidence, Marcel, non parce qu’il était chez lui, mais parc qu’il entretenait au mieux le foyer de la chaleur humaine, avait une vocation de père, d’éveilleur. S’il savait canaliser les débordements et colmater les voies d’eau, il n’en était pas moins prêt à rehausser et à soutenir les bonnes volontés qui lui paraissaient aller dans l’indispensable sens de la marche vers l’autre. Dans les discutions, il écoutait surtout, plaçait à bon escient une savoureuse anecdote qui détendait ou un exemple qui frappait comme la foudre, mais qui toujours se calait au plus juste et au plus haut de la question ou du propos soulevé. Avec ses amis écrivains, presque tous traînant à leurs suites d’impossibles histoires personnelles, il y avait une connivence, une illustration de l’amitié, exceptionnelles. Il y eut un jour Blondin, fin saoûl, qui déboula chez lui et nous fit cadeau d’une soirée étincelante dont le détail importe peu, mais ce qui se passait sur le visage de Marcel dans le détendu joyeux de ses traits, dans le calme de ses yeux, pour ceux qui l’ont remarqué, valait le rachat de toutes les turpitudes terrestres. C’est cette illustration de la vérité humaine, entrevue un instant, qui nous faisait concevoir un absolu vers lequel il nous entraînait à sa suite, un absolu existant qui faisait des signes en se servant d’un gros bonhomme qui aimait son prochain comme lui-même et qui, tout doucement, nous indiquait qu’il l’aimait plus que lui-même.
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