par Laflèche
Les contes nous parlent d’histoires merveilleuses illustrant pour la plupart des attitudes humaines face à la vie. Généralement, le commencement de l’histoire décrit un cadre de vie, celle d’un royaume, par exemple. Puis vient un événement fâcheux : un personnage, représenté par le roi ou de façon plus contemporaine par le père de famille, annonce un état problème. Alors le héros, le fils de famille, doit parcourir le monde pour chercher fortune, sauver le royaume et sa famille et à la fin de l’histoire, il se voit récompensé : le roi lui permet d’épouser la belle princesse ou s’il s’agit du fils de famille, il devient propriétaire, par exemple.
Mais le héros devra subir des aventures et des épreuves ; c’est le rite initiatique présent dans beaucoup de traditions. Comme pour Lancelot ou Parcival, il est question de se battre avec des adversaires redoutables pour sauver ce qui doit être sauvé, et être récompensé. Les adversaires, les géants, les dragons symbolisent la force brute qui bouillonne dans le monde et vit aussi en dedans de nous-même, dans notre inconscient. En affrontant la part d’ombre qui est à l’intérieur de nous-même (symbolisée par les monstres) nous pouvons alors accomplir une alchimie qui consiste non pas à détruire le géant ou le dragon qui s’élèvent sur notre route mais en l’invitant à se transformer en une énergie plus douce. Ainsi, les héros et les preux chevaliers incarnent notre part de lumière, de courage et d’amour. D’après Joseph Campbell, mythologue, ce qui compte dans le principe du conte de fée, c’est non pas la récompense offerte au héros mais la richesse intérieure qu’il obtient au cours de son épreuve initiatique : le conte est un moyen d’illustrer le développement intérieur de l’individu. Il existe des interprétations des contes du point de vue de la psychanalyse : cette lecture découle des travaux de Carl Gustav Jung et plus récemment de Marie-Louise Von Franz, mais ce n’est pas mon propos. Je signalerai juste le fait que le conte véhicule des matériaux appelés les archétypes pour décrire les différentes facettes de la personne, du groupe, de la société. Les archétypes sont des symboles communs à l’ensemble de l’humanité et ils apparaissent dans les rêves, les mythes et les contes. L’ensemble des archétypes est regroupé sous le terme d’inconscient collectif, toujours d’après Jung.
Il y a trois pôles à l’intérieur d’un conte qui correspondent à trois fonctions de base : la fonction roi, la fonction héros et la fonction fée. La fonction roi, c’est l’autorité, la décision, celui qui tire la sonnette d’alarme et précise l’état problème dont je parlais plus haut. C’est ce qui en nous, nous permet de veiller au grain. Dans l’Évangile l’accent est porté plusieurs fois sur le fait de veiller : il s’agit d’être prêt dans notre état de veille. Lorsque je suis dans ma fonction roi, je suis conscient d’aspirer à un changement. Ensuite cette demande est récupérée par la fonction héros qui représente la capacité d’agir. Il y a une quête à accomplir. Mais ce que le héros expérimente vite, c’est qu’il ne peut pas compter sur ses propres forces : les épreuves sont trop lourdes. Là arrive la troisième fonction, la fonction fée : une fée a le pouvoir de mener le héros à son but plus rapidement pourvu que ce dernier maintienne son objectif avec toutes les forces de son cœur. Du cœur vient le mot courage. Avec courage et une subtile attention au moindre détail, le héros arrivera toujours à ses fins.
Une constante du conte est de présenter la fonction fée de façon déguisée : l’aide se présente sous une forme banale. Là ce sera un personnage insignifiant qu’il faudra remarquer, là ce sera un signe minuscule annonciateur d’un grand changement : si le héros n’y prête pas attention, il ralentit sa marche vers l’objectif. Or l’Évangile nous demande aussi l’attention au moindre détail. Je pense notamment à un commentaire de Sédir a propos de la Providence : « La Providence décide et dirige toute chose au travers des apparences les plus banales ». L’autre tendance du conte est l’accumulation des pièges : le héros doit-il goûter à tel plat délicieux, doit-il toucher cette belle créature ou boire ce vin merveilleux.? On a envie de lui souffler : « ne succombe pas à la tentation ! » Mais le héros va dans l’aventure motivé par son cœur et s’il s’égare, la fonction fée lui permettra de revenir sur la bonne route à condition de subir une nouvelle épreuve. Pour le héros la devise c’est un peu : « Aime et fais ce que tu voudras ! ». La fonction fée évoque pour moi la patience divine qui laisse l’homme expérimenter autre chose que ce qui est bon pour lui-même et les autres et dont la miséricorde consiste à créer de l’espace et du temps supplémentaire pour que l’homme, ce héros, se reconnecte avec son intériorité. À ce moment-là, le Christ est à la porte et nous invite à le suivre.
À la lumière de cette simple analyse, j’invite à la lecture du conte de Yann, le petit pâtre. On y découvre l’histoire d’un pauvre enfant orphelin accueilli dans un environnement paisible. L’enfant est pourtant incompris et l’on dit de lui qu’il doit être sorcier ou qu’il est habité par les fées : c’est le fada dans la tradition provençale. On a beau rire de lui, en réalité il est plus proche de la vie que ses camarades. Yann représente l’enfant qui puise un enseignement direct de tous les êtres qui l’entourent et le conte nous dit qu’il est ignorant du mal, c’est-à-dire charitable envers tout ce qui l’entoure. Or il existe une scène toujours vivante où quelqu’un qui nous est familier prend un petit enfant, le place au milieu des gens, le serre dans ses bras et dit : « Quiconque recevra un petit enfant en mon nom, me reçoit ; et quiconque me recevra, ce n’est pas moi qu’il reçoit, mais celui qui m’a envoyé ». Ainsi, je crois que Yann au début de 1’histoire est totalement relié à la vie, sous l’influence directe du Ciel. Le tout petit est dans la vie, dans la vraie connaissance qui réside dans la participation aux choses. Mais la vie est ainsi faite ici-bas : l’enfant perd contact avec le monde des fées et s’adapte au monde des adultes. Pour Yann, étonnamment protégé jusque-là, l’épreuve va commencer, annoncée par Arra’ch, le grand Chêne de la forêt. Il est la fonction roi dans toute sa splendeur : il lui annonce la souffrance et le problème du choix, les deux étant certainement liés. En revanche, le point positif, c’est que quoi qu’il fasse, il va grandir. Et mieux encore, s’il n’oublie pas ses amis de la forêt, il sera aidé. Autrement dit, qu’il puisse rester le plus possible connecté à ses ressources.
Oui, mais voilà, l’enfant devient adolescent et commence a expérimenter les sorties, les filles, etc. et ce qui doit arriver arrive : la belle princesse ! Or la jeune fille est porteuse d’une énigme : la suivre c’est la porte ouverte à l’inconnu et l’inconnu pour Yann est un souci. Que faire ?
Étant très troublé dans son intimité par la beauté de la demoiselle, il voudrait bien la suivre mais pour cela il doit lâcher son environnement. En même temps il sent bien qu’elle peut l’entraîner vers des horizons nouveaux porteurs de choses secrètes dont il se sent déjà très attiré. Il devient confus et demande de l’aide ; or l’aide ne vient pas : la fonction a parlé ; c’est à lui de choisir. Alors Yann choisit l’aventure, ou bien se laisse-t-il choisir, mais est-ce si différent en somme ? Et c’est toute l’existence qui se déroule : l’existence implique le déroulement du temps et donc il accumule les expériences dans le sens premier du terme: c’est le périple d’une incarnation sur la terre. On le voit goûter aux choses de la vie ; le savoir, la science, la possession matérielle. Le conte semble indiquer qu’il perd le contact de son être. Il choisit, comme c’est la règle générale, de paraître : de ne pas être, de jouer le rôle de l’existant. Il connaît dès lors l’intelligence qui n’est plus la connaissance. Sédir nous explique que l’intelligence travaille sur un reflet de la vie, mais ce n’est pas la vie. Il y a en nous le cœur, non pas le cœur contemplatif, mais le cœur rempli de toutes les émotions de la vie qu’il faut vivre. Et lorsque Yann en prend conscience, il est devenu vieux, ses mains tremblent et ses cheveux ont blanchi. De retour chez lui, il pleure longuement sur sa vie passée si vite et réalise à ce moment-là que c’était justement l’épreuve annoncée par le grand chêne. Cette existence, le conte nous en parle en terme de bataille menée contre lui-même. Un vieux proverbe chinois dit : « Le plus grand obstacle dans ta vie, c’est toi-même ». Ayant touché le fond, il ne lui reste plus qu’à remonter : là commence la véritable naissance. Yann touche le vide des mobiles humains et reconnaît son attachement au Père. D’après Jung, le processus d’individuation passe par le Christ : je deviens celui que je désire parce qu’en moi, je laisse la place à la volonté divine. Laissant le paraître, je deviens celui qui est, disait un célèbre serviteur du Ciel. Et pour Yann, la communion s’opère lorsque l’armée des Esprits de la forêt, de la Terre et des Eaux et les Esprits de l’air viennent se soumettre à lui.
Là, il leur dit : « Ne vous soumettez pas à moi mais à celui que je sens vivre en moi ». Comme le Christ disant, après avoir relevé cet homme qui s’agenouillait devant lui : « Un seul est bon et c’est le Père qui est dans les cieux ». Tâchons de vivre notre vie avec la force du petit enfant qui a placé toute sa confiance dans son père en nous souvenant le plus souvent possible que l’application pratique de l’Évangile, avec toutes nos forces et dans nos derniers retranchements, ressemble étonnement à un conte de fée !
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