par André Savoret
Certains mystiques chrétiens, considérant chaque événement individuel ou collectif, faste ou néfaste, comme la manifestation de la Volonté du Ciel, en arrivent parfois à s’égarer dans un quasi-quiétisme, plus proche de la paresse que de la résignation.
Certes, la doctrine de l’abandon de la volonté propre à celle du Ciel est excellente, en soi, et conforme à l’orthodoxie chrétienne de tous les temps. Mais, cette doctrine n’a rien à voir avec celle du « Non-agir » (1). Jésus nous dit : « Le Royaume des Cieux est aux violents », et aussi : « de même que le Père, j’agis constamment ».
Malheureusement, les spiritualistes sont souvent des rêveurs, des imaginatifs, victimes de leur sentimentalité, et qui ne savent que soupirer alors qu’il faudrait agir. Ils attendent tout du Ciel mais supposent que le Ciel n’attend rien d’eux... S’imaginent-ils vraiment que le miracle soit une prime à la négligence et que le Royaume appartienne aux paresseux ?
Ceux qui suivent une telle voie, en arrivent rapidement à se persuader que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. La conséquence en est : la non-résistance au mal sous toutes ses formes et de pieuses prières à l’intention de leurs frères malheureux, mais non vivifiés par l’acte. L’âme de tels êtres est un enfer, pavé de bonnes intentions. Plaindre platoniquement le prochain et ne pas réagir devant nos propres épreuves, sous le noble prétexte qu’elles nous sont envoyées par Dieu, nous amène vite à l’indifférence, à l’inertie, en somme, à mettre « en veilleuse » dans nos cœurs cette flamme ardente de la charité qui devrait en rayonner chaque jour davantage. Or, n’est-ce pas justement la charité que le Christ nous recommande d’exercer avant tout ? N’est-ce pas cette flamme que l’Adversaire essaie, sans cesse, d’éteindre en nous ?
Bien des âmes candides oublient un peu trop que ce monde est un champ de bataille, où s’affrontent sans répit le Ciel et l’Enfer, et que chaque cœur humain est un champ-clos où se rencontrent des délégués des deux armées.
Si Jésus, dans son admirable prière, dit explicitement : « Que votre volonté soit faite sur la Terre, comme elle l’est dans les Cieux » ; cela signifie, si les mots ont un sens, que le chrétien qui répète cette prière reconnaît implicitement que la Volonté divine est, ici-bas, bien rarement accomplie. Certes, rien n’arrive sans la permission du Père qui, libre par essence, n’entrave pas notre liberté pour nous rendre heureux et charitables manu militari. Mais il ne faudrait pas se payer de mots et voir dans cette permission la volonté expresse de Dieu.
Devant tout événement, heureux ou malheureux, nous devons examiner avec soin s’il constitue bien l’expression de la Volonté du Ciel à notre égard, ou s’il, n’est qu’un piège tendu par l’Adversaire. Ce n’est point chose facile car il faut une forte dose d’humilité et une profonde et sincère défiance de soi-même pour y parvenir.
Or, nous ne brillons, en général, ni par excès d’humilité, ni par sévérité envers nous-mêmes.
Maladies, accidents, pertes de situation, de réputation ou d’argent, sont des épreuves au même titre que des chances inespérées, des gains imprévus, des succès flatteurs, mérités ou non. Tel qui s’est montré digne dans la pauvreté se dégrade dans l’abondance ; tel qui fut un héros militaire, plein d’initiative et de dévouement, devient, hors du danger, un civil moutonnier, esclave du qu’en dira-t-on ; tel qui méprisa les flatteurs à l’heure du succès, s’irrite soudain devant les attaques d’une critique acerbe et injuste. Chaque incident de notre existence est donc une épreuve au sens exact du mot. Chaque épreuve permet à telle vertu, à telle faculté de donner sa mesure exacte. Ce contrôle devrait nous permettre, si nous étions plus attentifs, de mieux connaître nos points faibles. Par malheur, nous avons une si excellente opinion de nous-mêmes, que nous justifions trop souvent ce clairvoyant aphorisme de Nietzsche :
« Tu as fait cela, dit ma mémoire !
Il n’est pas possible que tu aies fait cela, dit mon orgueil !
Et c’est la mémoire qui cède. »
Notre attitude, devant les événements, doit donc être de souple compréhension, de désir sincère d’en tirer la leçon, de soumission à la Volonté du Ciel, de résignation souriante. Mais elle doit être aussi d’action. Nos efforts doivent tendre constamment à tirer le meilleur du pire, à extraire le baume du poison. Devant la maladie, il faut remercier le Ciel d’une épreuve qui ne peut que développer notre patience, mais il ne faut pas négliger pour cela d’aller voir le médecin, car le Ciel aime que l’homme s’aide lui-même.
Belles théories, consolations platoniques, exhortations vertueuses, ne tiennent pas devant une vraie douleur. Si vous voulez voir un malade plus déprimé, un malheureux plus aigri contre les hommes et le Ciel, parlez-leur à brûle-pourpoint de résignation devant les épreuves et de confiance en Dieu. Cette conséquence est normale. Pour l’instant, ils ont besoin qu’on les aide et non pas qu’on les prêche !
« Ventre affamé n’a pas d’oreilles », dit-on avec justesse. Tout vient à son heure. Celui qui a compris, même superficiellement, la grande leçon que le Christ est venu nous donner, joignant l’exemple au précepte, celui-là commencera, en bon Samaritain, par donner un fraternel coup d’épaule au prochain empêtré. Ensuite, ayant prêché d’exemple, ses bons conseils auront quelque chance d’être accueillis. Agir autrement, serait mettre la charrue avant les bœufs.
En ce qui concerne nos propres épreuves, essayons d’abord, comme le disent les Évangiles, « de tirer notre âne ou notre bœuf du puits », car ce n’est que lorsque nous avons fait tout notre possible (c’est-à-dire un peu plus que ce qui nous semblait raisonnablement possible), que nous pouvons espérer l’aide imprévisible et multiforme du Ciel.
Au lieu de voir la volonté expresse de Dieu dans tous les événements, appliquons-nous donc d’abord à discerner, à la lumière de l’Évangile, jusqu’à quel point ceux-ci lui sont conformes. Puis, œuvrons selon ce que nous avons reconnu, afin de modeler davantage ces événements sur les célestes desseins. Ayant ainsi aidé, dans notre petite sphère d’action et selon nos faibles forces, la Volonté du Ciel à se réaliser sur cette terre ingrate, nous éviterons mieux les deux pièges tendus de chaque côté du sentier mystique :
– l’inertie, qui nous pousse à supplier le Ciel d’agir, en lui refusant toutefois le concours effectif d’un cœur qui se prétend à son service ;
– l’agitation stérile, qui incite notre volonté propre à supplanter, pour ainsi dire, celle du Ciel et à s’y substituer imprudemment, par orgueil et présomption.
Peut-être, nous reprochera-t-on d’avoir, au cours de cet exposé, parlé davantage de la charité que de la façon dont nous pouvons reconnaître à coup sûr la Volonté divine ?
Mais, n’est-il pas écrit : « Je vous donne un commandement nouveau : Aimez-vous le uns les autres comme je vous ai aimés », « À ce signe on reconnaîtra que vous êtes mes disciples », « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». N’est-ce pas cela, faire la Volonté du Ciel ?
(1) Le Wu-Wei des initiés jaunes est ici hors de cause. Ce terme est souvent mal entendu de ceux qui l’emploient. Le non-agir, tel qu’il peut se déduire des plus antiques monuments de la métaphysique chinoise, serait très mal traduit par « inaction ». Il s’agit, en réalité, de laisser la Voie agir en et par nous, sans lui opposer l’obstacle factice de la volonté propre ; ainsi, comme l’a exposé à maintes reprises le Docteur Marc Haven, la plus ancienne sagesse chinoise rejoint, dans ses enseignements essentiels, le christianisme le plus authentique, autant, toutefois, que peut le permettre une initiation pré-chrétienne, destinée à développer des individualités fort différentes des nôtres, et à qui manque nécessairement la notion du Verbe incarné, pierre angulaire de l’édifice spirituel.
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