par André Savoret
En écrivant L’Ours et l’Amateur de jardins, le malicieux fabuliste n’avait, certes, en vue qu’une conclusion à stricte hauteur d’homme :
Rien n’est plus dangereux qu’un imprudent ami,
Mieux vaudrait un sage ennemi.
Quoique l’imprudence ne soit pas seulement dans l’ami mal léché, mais aussi dans le choix qui en fut fait, c’est le seigneur Goinfre-miel seul qui aurait connu la vindicte des hommes, même si l’amateur de jardins s’en était tiré avec quelques contusions.
Pourtant, notre plantigrade me demeure assez sympathique, malgré le regrettable contrecoup d’un geste animé par les meilleures intentions. Au fait ! Qui n’a pas été souventes fois quelque peu ours dans sa vie ? Qui n’a jamais, en rétribution d’un zèle maladroit ou intempestif, rencontré raillerie et malveillance et n’en a été douloureusement affecté ?
Porter consolation à tel ou telle que la consolation exaspère ; offrir des marrons glacés à un hépatique ; voir un geste de courtoisie interprété à rebours de l’intention qui le dicta ; se précipiter pour ramasser une cuiller à café et faire valser du coup la tasse de thé de son vis-à-vis, voilà quelques menus épisodes qui sentent leur ours à quinze pas !
Et lorsque c’est autrui qui est le héros de quelque bévue un peu trop voyante, savons-nous toujours être indulgents ? Savons-nous toujours être de « ceux qui procurent la paix » ? Résistons-nous si aisément à la tentation du sarcasme ou, plus délicieusement, au plaisir du mot d’esprit et de sa morsure souriante ?
Ne pas s’associer au conformisme du siècle en ce qui concerne les mille petites erreurs dont le plus sage n’est pas exempt nous rendra capables de ne pas nous laisser entraîner dans les fluctuations de l’opinion, aveugle et partiale, brûlant ce qu’elle vient d’adorer et adorant ce qu’elle avait solennellement brûlé, et faisant crime de l’inopportunité ! Le siècle – je veux dire la majorité des hommes – condamne ou absout sur des actes, avec, pour critère sans appel, ses engouements, ses passions, ses humeurs du moment.
Les mobiles profonds de ces actes lui échappent totalement, ce qui ne l’empêche pas d’en préjuger avec une belle audace.
C’est pourquoi, sans même faire appel à l’esprit chrétien de charité, l’équité nous ordonne de ne pas juger, au sens de « condamner ». Les pièces authentiques du procès ne sont jamais produites, ne peuvent jamais l’être. Que l’on risque une appréciation sur une doctrine ou sur une thèse est une tout autre affaire que censurer le prochain. N’est-il pas écrit : « Vous jugerez l’arbre à ses fruits » ? Mais condamner autrui ou le porter au pinacle d’après son comportement extérieur, quelque répréhensible ou admirable qu’il apparaisse, ne se peut sans témérité.
Que le boiteux appareil de la justice humaine – mal présentement nécessaire – en use de la sorte, soit ! Juge, geôlier et bourreau sont des fonctions sociales dont le but théorique est de mettre hors d’état de nuire ceux qui troublent le fonctionnement normal de la vie en société, non de mener enquête sur leurs mérites et démérites intrinsèques. Ni les damnations, ni les absolvo te de la justice terrestre ne sont sans appel. Scruter les cœurs et à nu les consciences sont choses hors de ses attributions parce qu’elles sont hors de ses possibilités. Sans doute, de nos jours surtout, édulcore-t-elle parfois ses pénalités en vertu de « circonstances atténuantes » ou les alourdit-elle de « circonstances aggravantes », étrangères les unes et les autres à sa nature essentielle. Car elles sont caprice et arbitraire, ne s’appuyant en derniers ressorts que sur des éléments tangibles, externes (jeunesse, confidences à des tiers, passé apparemment irréprochable, préméditation, état de santé) ou sur des appréciations subjectives, sentimentales ou passionnelles (talent d’un avocat, larmes de repentir, pression de l’opinion ou de l’auditoire). Nous restons, dans tous les cas, cloués au relatif, hypnotisés par l’apparence et même portés invinciblement à juger un acte non en tant que tel mais d’après ses conséquences immédiates.
La même imprudence, exactement, le même « fait », disons l’oubli de fermer un robinet à gaz, peut avoir pour conséquences inégales, ici, la destruction d’une bicoque, là, celle d’un immeuble ou d’un entrepôt, avec mort d’hommes. La différence des sanctions n’est pas douteuse et, socialement parlant, elle est motivée. Le délit est cependant le même et, moralement parlant, elle est inique.
Ainsi, strictement, Un seul peut juger, parce qu’Un seul est omniscient.
S’il est permis – et parfois nécessaire – de dire qu’une doctrine est pernicieuse, qu’une théorie est néfaste, qu’une œuvre littéraire est subversive, et ainsi de suite, il ne l’est pas, pour un chrétien, de « dire à son frère : Raca ! »
À tout prendre, le « pavé de l’ours » – pour ne pas quitter La Fontaine – vaut encore mieux que le « coup de pied de l’âne » !
Pauvre brave ours, à la touchante et catastrophique maladresse, tu fus coupable ici-bas de ce que nos codes dénomment « homicide par imprudence ». Tu fus, ta vie durant, un rustre honnête et sans malice, remplissant, avec un zèle au-dessus de tout soupçon mais non de toute critique, tes devoirs d’ami. L’exercice de cette rare vertu a nui à ta bonne réputation ici-bas. Toutefois – et tant pis si je forme à mon tour un jugement téméraire ! – il n’est pas exclu que tu aies eu droit à un accueil plus chaleureux au paradis des ours que ta victime au sien !
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