par Sédir
Comme nous avons le devoir de soigner notre corps et toutes les forces dont il est le véhicule, il faut être prudent. Regardez le monde, les choses, les êtres, les sciences, les opinions, les phénomènes : tout est un signe ; ouvrez les yeux et les oreilles, étudiez, pesez, analysez, et demandez ensuite au Ciel qu’il éclaire votre diagnostic.
Ceci n’est pas trop difficile, mais il faut de plus être simple. De notre simplification découle notre unité, et de notre unité notre puissance. Le rôle de l’homme est grand ; par lui influent les forces supérieures, à lui affluent les forces inférieures : il est le carrefour où se rencontre l’involution avec l’évolution ; il faut donc qu’il puisse recevoir des six coins de l’espace, comme disent les anciens hiérogrammes ; il doit être une ville ouverte tout à la fois et diligemment défendue, car il ne peut transmettre vers le haut ou le bas qu’après avoir teint à sa propre lumière ce qu’il a reçu du bas ou du haut.
Et si toutes les avenues de l’être humain, et tous les monuments de la Cité-aux-sept-Portes doivent ne voir que des visiteurs animés du même esprit, c’est par la pratique de la simplicité que l’homme obtiendra cette paisible harmonie intérieure. Ce qui nous émiette, ce n’est pas la variété des travaux, c’est la diversité des volitions. Accomplir vingt tâches dans une seule intention unifie ; changer vingt fois de but pour un seul travail disperse et délabre.
Se plier à toutes les exigences de la vie en gardant au fond de soi la seule passion du Ciel, c’est la plus haute tenue de l’homme simple ; il conserve par elle la plus claire lucidité intellectuelle et la plus puissante énergie réalisatrice.
La brebis au milieu des loups se sent perdue, s’affole et se comporte exactement comme if faut pour qu’elle soit plus vite dépistée, puis dévorée. La prudence et la simplesse que Jésus recommande sont, dans de tels cas, nos armes les meilleures : la prudence, puisque nous ne devons pas éveiller les convoitises hostiles de ceux qui n’appartiennent pas à notre Maître, en leur laissant apercevoir nos privilèges d’intimité mystique ; la simplicité, parce que c’est elle qui, sans apprêts, déjoue le mieux les embûches de la ruse.
La première application pratique de ce conseil, c’est que notre qualité de disciples, ou d’apprentis-disciples, ne nous oblige pas à nous laisser exploiter, car ce n’est pas nous-mêmes que nos ennemis atteignent, c’est, indirectement, les nôtres dont nous avons la charge ; c’est, directement, notre corps et nos facultés diverses, dont nous avons la gérance et que nous devrons rendre, au jour du jugement, accrus et enrichis.
[…] C’est un devoir, c’est une obligation stricte de se donner du mal, de peiner dans le travail manuel, de se remuer dans le travail commercial, de combiner, d’inventer, dans les professions libérales, encore davantage que ne font ces volontés positives et utilitaires qui ne comptent que sur elles-mêmes pour faire fortune ou pour monter aux honneurs. Le disciple ne doit pas restreindre les bénéfices de ses activités pratiqués, parce que, ce faisant, il restreindrait les possibilités d’amélioration matérielle ou intellectuelle de sa famille, [...] de ses employés ; il restreindrait la petite circonscription de vie sociale sur laquelle il influe ; et, presque toujours, un tel détachement n’est que la peur paresseuse de l’effort. Il est bien moins dur, en effet, de soupirer que de se fatiguer les bras ou la tête à un labeur soutenu.
Votre devoir de disciples, c’est de ne vivre aux dépens de personne ; or, vit aux dépens de la société, outre celui qui mendie, ou dont la gêne sollicite la bienfaisance, celui qui n’augmente pas le capital monétaire, industriel, commercial, intellectuel, artistique de sa patrie. Essayez donc de gagner un peu plus que l’indispensable [...]
Votre devoir de disciples, c’est que vos charités ne soient qu’aux dépens de vos aises personnelles, et de les faire vous-mêmes, de ne pas les faire faire à d’autres [...]
Votre devoir de disciples enfin, dans cette même ligne économique, c’est de ne pas enfouir votre superflu, mais au contraire de le faire fructifier, soit matériellement en l’employant à des entreprises nouvelles, soit spirituellement par l’aumône. La volonté du Ciel est que nous augmentions la vie, en tout et partout.
En un mot, donnez-vous du mal, comme le plus ambitieux des arrivistes, tout en vous privant personnellement comme les avares, en vous détachant de la réussite comme les ascètes, en vous montrant généreux comme si ce que vous donnez ne vous avait coûté rien à acquérir.
L’habitude d’un tel état d’esprit est le meilleur apprentissage de la prudence et de la simplicité. En général, vous êtes simples dans le bon sens du mot ; mais la prudence vous manque et le sens des réalités pratiques. Vous entreprenez trop souvent des affaires sans les avoir d’abord étudiées ; vous ignorez trop la technique de vos réalisations, ce que d’autres ont fait dans le même genre, les concurrences possibles et les moyens de succès. C’est de la paresse. Vous vous dites presqu’inconsciemment : « Je ne sais pas trop où je vais, mais, bah ! le Ciel m’aidera. » Non, Il ne vous aidera pas. L’adulte ne peut marcher que parce qu’il a trébuché de longs mois quand il était petit enfant. Nous sommes sur la terre pour développer toutes les possibilités terrestres, et non pas seulement nos possibilités célestes ; d’ailleurs, celles-ci, c’est le Ciel qui les développe Lui-même en nous. Les premières, c’est à nous de les cultiver.
Il faut vous instruire, quelle que soit votre profession ; il faut voir les faits tels qu’ils sont, et non pas tels que vous vous imaginez ou que vous désirez qu’ils soient. Il y a la paresse du corps, il y a aussi la paresse de l’intelligence, et la paresse du vouloir. Secouez tout cela. Si Dieu vous donnait tout, parce que vous avez de bonnes intentions, Il vous rendrait un bien mauvais service ; votre avenir spirituel serait perdu. Avant qu’Il ne réalise l’impossible en notre faveur, nous devons avoir essayé tout le possible. Qui de nous peut dire : « J’ai fait mon possible » ?
Simultanément, gardez cette simplicité précieuse, présent inestimable du Ciel.Après avoir bien préparé vos plans, bien étudié l’entreprise sous toutes ses faces, pesé le pour et le contre, aligné les devis, prévu les obstacles, évalué les concurrences, supputé les bénéfices, mettez-vous à l’ouvrage de tout votre cœur, et remettez le tout à Dieu ; cela, c’est de la simplicité. Quand s’ouvrent les longues discussions avec des compétiteurs adroits qui vous tendent des pièges et vous étourdissent de leurs phrases, ne leur répondez que l’indispensable ; cela, c’est de la simplicité. Conservez toujours votre sang-froid le plus lucide et le plus réaliste ; ce sera de la simplicité. Ne pas perdre son but une seconde, en dépit de toutes les manœuvres ; c’est de la simplicité. Ne pas mentir ; c’est de la simplicité. Réunir tous les tracas en un seul faisceau d’obéissance à Dieu et de confiance ; c’est la simplicité suprême.
La grandeur, la force, la noblesse sont simples. Simple est la Vérité. La Beauté n’est qu’une simplification subtile et riche d’éléments hétérogènes. La simplicité diffère essentiellement de l’ignorance, de la bêtise ou de la grossièreté ; synthèse lente de mille forces diverses, elle demande un énorme travail intérieur, une foule de notions expérimentales et quotidiennes, dont la prudence ordonne la suite et coordonne les résultats. La prudence régit les actes, l’externe ; la simplicité régit votre interne. Vous pouvez montrer votre prudence ; mais, si vos adversaires s’aperçoivent que vous êtes simples, ils vous attaqueront avec un cynisme accru.
La sagesse, c’est la conciliation réaliste et pratique de tous les couples de facultés contraires et de vertus opposées. Compulsez l’Évangile dans cet esprit, et vous verrez vos incertitudes disparaître ; le tout, c’est de vouloir suffisamment.
Sédir, Le Royaume de Dieu, L’apostolat, 1926, pp. 41-45, (extraits)
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