par Sédir
L’égoïsme, c’est nous-mêmes tout entiers ; c’est le noyau permanent du moi, autour duquel s’agrègent, comme des madrépores, les dépôts que lui apportent sans relâche les milieux de toute nature dans lesquels il séjourne dès sa sortie hors du Ciel jusqu’à sa rentrée dans la maison du Père. S’il est vrai que nous avons vécu sur d’autres mondes avant d’atterrir ici-bas, nous pouvons imaginer, d’après la masse d’apports que nous recevons de cette terre, de quels énormes dépôts cosmiques se constitue notre personnalité. Nous portons l’héritage physiologique, moral et mental de tous nos aïeux sans exception ; nous portons les sédiments immatériels des siècles antérieurs, des patries, des religions, des classes sociales, des cultures diverses ; les mœurs, les exemples, tout le travail en somme de toute l’humanité précipite en nous des milliards de particules impalpables mais actives qui nous font ce que nous sommes. Cela, c’est le passé, c’est le destin, ce sont les données du problème de notre existence présente. De ce fond inscrutable sortent l’architecture de notre caractère, les a priori mentaux que nous ne passons jamais au crible de la critique, les conventions qui nous paraissent indiscutables, les mensonges qui, à force de vieillesse, prennent figures de vérités, les vices que nous croyons des vertus. Comme il faut se méfier de soi ! Personne ne sait être vigilant, parce que personne n’ose mourir à soi-même.
Apprenons donc à nous regarder avec cette même rigueur lucide dont nous regardons notre prochain. Toutes nos médisances ne se résument-elles pas en une seule ? Toutes les pailles que nous apercevons dans les yeux de nos camarades ne forment-elles pas une poutre enfoncée dans nos propres yeux ? N’y a-t-il pas une tare commune dans nos consciences à tous, et un vice unique dans les jugements que nous portons les uns contre les autres ? C’est que, pour nous tous, nos vices véritables sont ceux-là mêmes dont nous n’avons plus conscience ; nos corruptions profondes, nous ne les sentons plus, et la forme de perversité particulière à chacun, chacun finit par y voir une vertu. Le grand avare tient son avarice pour une force, le grand ambitieux se persuade qu’il sert son peuple, et le grand envieux fait figure de victime innocente. Quand on sait que l’on [agit mal], cela veut dire que le mal n’est pas encore entré à fond en nous ; il est encore à une certaine distance de notre conscience ; lui et elle sont encore deux. Mais, quand on ne se rend plus compte que l’on agit mal, quand, en faisant le mal, on croit faire le bien, c’est que le mal est devenu partie intégrante de notre personnalité.
Ainsi, chacune de nos avances effectives vers le bien comporte une mort du mal correspondant qui était en nous, qui était nous-mêmes. Et ces agonies morales, les plus utiles et les plus fécondes de toutes les agonies, vont de pair avec des dépouillements parallèles au physique ou à l’intellectuel.
En effet, qu’il s’agisse d’une sensation, d’un sentiment, d’une idée, d’une volonté ; qu’il s’agisse d’un plaisir ou d’une douleur, d’une sympathie ou d’une antipathie, d’une réalité ou d’une illusion ; dès que l’on prend conscience de l’un de ces faits, c’est que ce fait est extérieur au moi, c’est un apport, c’est un aliment qui va être assimilé plus ou moins. Aussitôt l’une de ces nourritures devenue nous-mêmes, nous-corps, nous-âme, nous-esprit, nous-volonté, la conscience s’en estompe, et arrive même à disparaître. Ces nourritures rejoignent l’énorme dépôt antérieur des nourritures semblables, reçues autrefois de tous les milieux qui nous entourent : cellules physico-chimiques, étincelles de la vie sociale, nationale, ethnique, artistique, intellectuelle, religieuse ; émanations des courants fluidiques où baignent nos organes immatériels ; héritages des ancêtres et des siècles disparus ; rayonnement des mondes supérieurs, miasmes des lieux inférieurs. De ces couches profondes jaillissent les forces profondes : instincts, idées innées, opinions a priori, désirs spontanés ; si nous voulons devenir libres et mûrs à la naissance éternelle, de ces dynamismes profonds il faut aussi, il faut surtout nous détacher.
L’examen de conscience vise ces dépouillements souterrains ; l’étude des songes aide à cette enquête, à condition de la poursuivre plus avant que ne l’indiquent les manuels connus. La conscience psychologique, en effet, n’enregistre le plus souvent que des images réfractées de la scène véritable vécue en rêve par notre esprit immortel ; notre mémoire, au réveil, si même elle est précise, ne nous raconte que les ombres portées sur l’écran mental. Certes, ces ombres suffisent comme présages, comme avertissements, comme encouragements, comme enseignements, mais elles ne suffisent plus lorsqu’on veut analyser le moi central et en séparer l’adventice. Dans ce sens, la psycho-analyse de Freud peut servir, si on la débarrasse de l’allure morbide qui a fait sa célébrité. Le rêve le plus absurde contient ou cache une notion exacte ; seulement il n’existe pas pour cette recherche de méthode générale ; chaque dormeur a son équation propre et les problèmes de la psychologie, simples pour l’observateur superficiel, se compliquent à l’extrême à mesure que l’analyse les fouille, pour ne redevenir simples que beaucoup plus tard, quand on se trouve en état de les aborder par dedans.
D’ailleurs, toutes les impressions de la veille, comme celles du sommeil, peuvent servir de points de départ à l’étude de soi-même : toutefois, nous devons distinguer dans ces études celles qui servent à se connaître théoriquement et celles qui servent à mieux vivre. Les disciplines des écoles ésotériques pour développer les sens astraux et les pouvoirs métapsychiques sont à la connaissance réelle du moi ce que le travail de l’amphithéâtre est à l’art médical ; devenir pleinement conscient de tout ce qui survient, devenir pleinement conscient de cette conscience même, pouvoir conserver cet état ; « veiller », en somme, pour reprendre le mot du Christ, voilà la marche qu’il faut suivre pour apprendre que l’on ignore la vie. Et de cette ignorance centrale, imperceptible presque, résidant à l’origine du raisonnement, jaillit, quand l’organisme psychique peut la supporter, l’illumination où tendent les contemplatifs.
Mais, je le répète, cette illumination demeure individuelle, incommunicable et intransmissible.
Les chercheurs ardents, à l’intellect vigoureux, à la volonté impérieuse, s’efforcent de la conquérir par la voie la plus directe en apparence : celle de la concentration et de l’abstraction. Ainsi furent conçues les savantes méthodes de l’Inde, de la Chine, d’Alexandrie, de la Perse ; ainsi ont travaillé plus près de nous Lautréamont, Nietzsche [...] Mais d’autres chercheurs, à qui le Père juge bon de révéler Son Fils, prennent une autre voie : au lieu de se concentrer, ils s’extériorisent ; au lieu d’abstraire, ils vont vers la vie, ils travaillent la vie; au lieu de s’isoler, ils se répandent parmi la foule. Ils parviennent alors, non plus à une unité intérieure artificielle, métaphysique, géométrique, mathématique, immobile, mais à l’unité intérieure organisée par l’Esprit pur, vivante, réelle et mobile. Seule, la triple communion avec le Verbe, par la pensée, par l’amour et par l’acte, détermine cette transsubstantiation du moi.
Le défaut des méthodes non christiques, vous le voyez clairement, c’est de faire porter l’effort sur un seul de nos centres : sur le foyer physiologique pour les occultistes, sur le foyer intellectuel pour les philosophes, sur le foyer esthétique pour les artistes, sur le foyer volitif pour les plus hauts adeptes. Tandis que le chrétien, employant l’Amour comme seul mobile, appelle à une collaboration constante ses facultés de tout ordre, mais en les sollicitant, en leur laissant leurs initiatives. Au lieu de les infléchir de force dans tout le détail de l’ascèse intérieure, il leur imprime une direction centrale : la charité ; il leur dit : « Aimez d’abord et tout le temps, ensuite faites ce que vous voudrez ». De la sorte, la croissance spirituelle se développe avec aisance et harmonie ; le centre de gravité ne se perd jamais puisqu’il se fixe sur le Verbe et qu’il en suit tous les déplacements par cette imitation fervente et fidèle dont l’Amour est le principe ; les réactions inévitables des ténèbres tant intérieures qu’extérieures sont réduites au minimum ; et le disciple entraîne avec lui dans son ascension le plus grand nombre possible de ses frères et d’ autres créatures encore, parce que la vie, seule, sait parler à la vie.
in L’ami Fidèle, Le couronnement de l’œuvre, ed. 1993, pp. 107-110
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