par Marc Haven
« La Grande Voie est toute simple... », mais nous avons beaucoup de peine à y entrer parce que nous sommes trop compliqués. Il faudrait faire abstraction de notre savoir, de nos idées préconçues, de nos plans et de nos calculs, pour être en mesure de lire la Volonté du Tao dans les mille signes par quoi elle se manifeste, et de nous y conformer. (1)
Cela exige un renversement de notre état actuel, un dépouillement de ce « moi » (2) qui obstrue la source créatrice cachée au dedans de nous. Ainsi que nous l’avons déjà dit, il n’y a pas de méthode fixe pour amorcer cette transformation, dont le besoin se fait sentir dès que l’homme, sursaturé de notions intellectuelles ou de sensations, éprouve la nostalgie de la Réalité éternelle. […]
Dans le Non-désir le travail semble plus intérieur, le discernement plus subtil […]
Le désir est la soif de posséder en propre une chose, tangible ou intangible, placée hors de l’individualité. Il bourgeonne en tout homme, jette de nombreux surgeons et suscite de vastes ambitions qui briseraient, si elles le pouvaient, les limites de l’Univers. Les déceptions ne l’affectent que momentanément ; il renaît de ses cendres. L’amputation de l’un de ses tentacules en fait surgir dix nouveaux. Il change de forme et de nom, sans que soit altérée sa prodigieuse reviviscence.
Nous sommes victimes de nos désirs […]
Il paraît difficile d’échapper à la tyrannie du désir, car sa disparition donnerait, semble-t-il, un coup mortel à notre individualité ; et puis, comment la volonté humaine, mère de toutes les convoitises, pourrait-elle combattre et anéantir ses propres enfants ?
À vrai dire, il ne s’agit pas de détruire le désir dont l’essence même est la racine de notre vie temporelle, mais de le transformer pour l’unir et l’identifier au Désir du Tao : acte d’Amour du Non-désir éternel. Si notre volonté pouvait s’effacer devant celle du Ciel, si nous ne souhaitions que ce qu’il nous donne et il nous donne tout, nos désirs, aux yeux du monde, seraient morts alors qu’ils seraient divinisés.
Comment peut s’opérer cette transmutation ? Lao Tseu nous répond : « Je maintiendrais les dix mille êtres dans la rectitude grâce à la Simplicité sans nom. La Simplicité sans nom les rendrait aussi sans désirs ; sans désirs, ils seraient en paix, et l’Univers se rectifierait de lui-même ».
[…] Si nous essayons de la vivre, ou seulement de la concevoir, elle nous apparaît comme le vase de l’Esprit, où les contraires se concilient dans l’Unité.
[…] La modération, l’économie, la tempérance, ne peuvent servir à la paix du Non-désir qu’autant qu’elles sont des manifestations spontanées de la simplicité du cœur, éclose en chaque individu [...]
Celui qui est vraiment simple se meut dans la lumière du Tao. Il est sincère, naturel, ingénu ; il ne cèle ni ses faiblesses ni ses imperfections. Il est si bienveillant et si confiant qu’il ne voit pas le mal, et le mal ne peut l’atteindre. Épris de vérité, il considère l’essentiel par delà les apparences et peut, pour cette raison, pénétrer sans effort au cœur des créatures, là où l’Esprit parle à l’Esprit […]
Comment pourrait-il souhaiter la richesse, les honneurs, le pouvoir ? Cependant, si le Ciel les lui donnait, sa simplicité ne s’en trouverait pas diminuée, mais au contraire magnifiée devant le monde par le détachement avec lequel il userait de ces biens. […]
[…] Est-il possible à un homme vivant au sein d’une civilisation compliquée, de se soustraire aux conventions sociales et d’échapper aux déviations de toutes sortes, dont il est imprégné depuis son enfance, pour redevenir naturel et confiant ?
Les enseignements du Vieux Philosophe sont une réponse péremptoire à ces questions. Le Tao est en nous, et aucune puissance de ce monde ne peut nous empêcher, à toute époque, en tous lieux, de reconnaître sa présence. Les civilisations se succèdent, mais l’âme humaine reste identique. Semblable est, à travers les temps, son aspiration innée à la Vie éternelle, par delà les mirages des désirs, et semblables sont aussi les difficultés qui entravent son retour à la simplicité originelle.
L’un des principaux obstacles à ce retour est notre tendance à vouloir tout saisir, tout expliquer avec nos facultés mentales dont nous constaterions cent fois par jour la faillibilité, ou même la cécité, si nous étions sincères envers nous-même. Avec nos définitions et nos explications, nous avons édifié un savoir extrêmement compliqué, qui ajoute de nouveaux voiles à notre obscure perception du monde matériel. Il en résulte que les yeux du corps et ceux de l’esprit n’ont plus la vision naïve du petit enfant, dont l’étonnement admiratif est un reflet de la simplicité première.
[…] Tout serait simplifié si notre attention, enfin libérée de toute préoccupation personnelle, percevait la valeur infinie de ces gestes, des ces efforts, par quoi se réalisent toutes les grandes œuvres visibles ou invisibles. […]
Le malheur est que nous encombrons notre vie de calculs, de prévisions, où passé et avenir, espoirs et rêves, appréhension et regrets, se mêlent dans un perpétuel enchevêtrement. En subordonnant toutes nos actions aux exigences de la volonté propre, ces parasites de l’âme nous empêche d’avoir une vision simpliste de l’existence, parce qu’ils ne laissent plus place à l’inconnu, c’est-à-dire à l’Esprit.
[…] Si nous nous penchions avec amour sur ce qui naît, s’ébauche, grandit, sans nous, malgré nous, nous apprendrions qu’il faut laisser au Tao le soin de tout mener à maturité en nous bornant à accomplir, au jour le jour, de notre mieux, avec désintéressement, les tâches qui nous incombent.
(1) L’homme ne vit pas des circonstances et des événements, mais de ce qui se cache derrière les circonstances et les événements, de ce qui s’exprime par eux. Car Dieu parle par toutes ces choses. Comprendre son langage, en vivre, c’est vivre au sens réel du mot. (Johannès Muller, Le Sermon sur la montagne, p. 39).
(2) Ndlr : relire ce que Marc Haven écrit à ce propos dans Le Non-lutter publié en novembre 2013.
Marc Haven, Tao Te King, Aperçus sur les enseignements de Lao Tseu, Dervy-livres, 1983, pp. 161-173 [extraits]
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