par Émile Besson
Oberlin fut pendant cinquante-neuf ans, de 1767 à 1826, le pasteur du Ban de la Roche. À son arrivée, cette région était une des plus arriérées de l’Alsace ; il en a fait un pays fertile et industrieux, un de ceux où l’amour du sol natal est le plus fortement enraciné.
Au Sud-Ouest de Strasbourg l’Ill reçoit son principal affluent, la Bruche. En remontant le cours de cette rivière, après avoir quitté Schirmeck, on arrive à Rothau, l’ancien chef-lieu de la Seigneurie du Ban de la Roche. Ensuite le chemin s’élève entre des collines couvertes de sapins, passe à Fouday, puis à Waldersbach, dominé par les ruines du château de la Roche qui a donné son nom à la région.
Cette contrée avait été entièrement ruinée par la guerre de Trente Ans, puis par une épidémie de peste qui avait sévi pendant presque cinq années. La paix de Westphalie, en 1648, la réunit à la France avec le reste de l’Alsace. En 1700 ce pays, de six lieues de circonférence, comptait à peine 40 habitants, alors qu’en 1818 on trouvait 5.000 âmes dans la seule commune de Waldersbach. L’un des princes de Weldence, qui possédèrent le pays de 1570 à 1723, y introduisit, au XVIème siècle, la Confession d’Augsbourg. C’était une terre d’exil : les habitants logeaient dans de misérables chaumières, vivant entre eux, sans communications avec l’extérieur ; leur nourriture se composait de pommes et de poires sauvages : ce n’est qu’au XVIIIème siècle qu’un docteur de Strasbourg introduisit la pomme de terre et la fit cultiver. Le langage était un informe patois lorrain. La misère matérielle et morale était très grande. Un historiographe du Ban de la Roche, Burckhardt, raconte que lorsqu’en 1750, Stuber, le prédécesseur d’Oberlin, arriva à Waldersbach, il demanda à visiter l’école. On le mena dans une cabane où grouillaient des enfants à demi vêtus et criant à tue-tête. Comme il ne voyait pas l’instituteur, on lui montra, couché sur un grabat, un petit vieillard à l’air souffreteux : « C’est vous, le maître d’école ? demanda Stuber. – Oui, monsieur. – Et qu’enseignez-vous à vos élèves ? – Rien, répondit piteusement le vieillard. – Et pourquoi ? – Parce que je ne sais rien moi-même. – Mais alors, comment se fait-il que vous vous trouvez ici ? – Voici : j’étais le porcher de la commune ; mais, devenu vieux, je n’étais plus capable de garder les porcs ; ma vue faiblissant, j’en égarais souvent ; alors on m’a destitué et l’on m’a commis à la garde des enfants.
Au prix d’immenses difficultés, Stuber fit venir des instituteurs permanents et fit aménager à ses frais un local convenable pour l’école. Il composa un alphabet méthodique pour faciliter l’épellation et la lecture. Le premier il eut l’idée de partager les enfants en classes suivant leur degré d’instruction. Pour stimuler les élèves, il fit faire une récitation solennelle tous les mois à l’église. Il rédigea également un catéchisme très simple. Bientôt les parents, émerveillés des progrès de leurs enfants, demandèrent à être instruits eux aussi. Stuber établit alors des cours d’adultes qui réunirent bientôt deux cents auditeurs. Il fournissait lui-même le papier, les plumes, l’encre et les livres. Au lieu de sermons, il faisait le dimanche des conversations familières, vivantes et pratiques. Il jouait du violon et organisa et dirigea des chœurs auxquels enfants et adultes prenaient part. Il composa pour ses paroissiens un recueil de cantiques et put même donner des concerts. Alors que les bibliothèques scolaires ne furent organisées en France qu’en 1860, dès 1760 Stuber fonda une bibliothèque pour l’école et une bibliothèque paroissiale qui comptait une centaine de volumes. En même temps il fit semer du sainfoin et du trèfle et encouragea beaucoup la culture des champs.
Mais la faiblesse de sa santé ne lui permit pas de rester au Ban de la Roche, où le climat est très dur. Il accepta en 1766 1a cure de Saint-Thomas à Strasbourg et il se mit à chercher un successeur, une âme charitable qui consentît à vivre parmi ces populations arriérées pour les civiliser. On lui parla d’un candidat en théologie qui attendait une nomination d’aumônier dans un régiment français. Stuber alla le voir. Voici comment le biographe d’Oberlin raconte cette entrevue :
Il monte quelques escaliers et entre dans une mansarde. En ouvrant la porte il aperçoit au fond de la chambre un lit caché derrière des rideaux de papier : « Voilà du Ban de la Roche », se dit Stuber tout bas. Il s’approche du lit, il plaisante avec Oberlin sur les rideaux. « Et que veut donc dire, lui dit Stuber, ce poêlon de fer suspendu au-dessus de la table ? – « C’est ma cuisine, répond Oberlin ; je dîne avec mes parents, ceux-ci me permettent d’emporter chaque fois un morceau de pain ; à huit heures du soir je mets le pain dans ce poêlon, j’y ajoute du sel et j’y verse de l’eau, alors je place ma lampe dessous et je continue à étudier. Si vers dix ou onze heures la faim se fait sentir, je mange la soupe que j’ai faite moi-même et certes elle me fait plus de plaisir que les mets les plus délicieux ne peuvent en causer aux riches. » Stuber sourit et lui dit : « Vous êtes l’homme que je cherche. » Il lui fait ensuite connaître le but de sa visite, le désir de l’avoir pour successeur. Oberlin reçoit cette proposition avec joie ; mais, toujours consciencieux, il exige qu’on lui accorde d’abord volontairement sa démission d’aumônier et qu’il soit pourvu à son remplacement ; en second lieu, il demande que tous les candidats en théologie qui le primaient sous le rapport de la promotion universitaire déclarent ne pas vouloir de la cure en question. Il se trouva de suite un remplaçant pour la charge d’aumônier ; quant à la seconde condition, elle fut aisément remplie, vu la modicité des émoluments attachés à la cure de Waldbach.
C’est ainsi que le 1er avril 1767, J.F. Oberlin, âgé de 27 ans, prit possession de son poste.
Il était né à Strasbourg le 31 août 1740 – la même année que son ami Jung-Stilling – : il avait six frères et deux sœurs. Son père était professeur au Gymnase protestant. Le trait saillant du caractère de Jean Frédéric, c’est l’énergie, la volonté d’être maître de moi-même. Jeune étudiant, il écrivit des règles de conduite qui commencèrent ainsi : « Je veux m’efforcer de faire toujours le contraire de ce qu’un penchant sensuel pourrait exiger de moi. Je ne mangerai et ne boirai donc que peu et jamais plus qu’il ne faut pour la conservation de ma santé. Quant aux mets que j’affectionne le plus, j’en prendrai moins que de tous autres. »
Il se sentait attiré vers le métier des armes ; son père le destinait à l’enseignement. Il concilia ces deux carrières dans la vocation pastorale. Il fit ses humanités au Gymnase, puis à l’Université de Strasbourg où il soutint brillamment ses thèses de bachelier en théologie. Ses ressources modestes l’obligèrent à donner des leçons pour continuer ses études. C’est ainsi qu’il fut précepteur chez un chirurgien de la ville auprès de qui il apprit beaucoup de médecine et un peu de chirurgie. Quand on lui proposa la charge d’aumônier militaire, il voulut être en mesure de répondre aux attaques que les jeunes officiers, dont la plupart se piquaient d’être des esprits forts, pourraient diriger contre la religion, et il étudia Diderot, d’Holbach, La Mettrie et surtout Voltaire.
Oberlin subit profondément l’influence des mystiques allemands dénommés piétistes et dont le promoteur, Spener, était Alsacien. Il lisait assidûment les ouvrages de Lavater, surtout les Vues sur l’Éternité et il adopta ses théories physiognomoniques. Il fut l’ami de Jung, dit Stilling, l’écrivain mystique, professeur de médecine et d’économie politique. Mme de Krudener vint à diverses reprises au Ban de la Roche pour fortifier sa foi, quelque peu nébuleuse, au contact du mysticisme réaliste d’Oberlin. Celui-ci fut un adepte fervent du magnétisme de Mesmer ; il étudia avec passion la métaphysique de Jacob Bœhme, Le Vrai Christianisme de Jean Arndt ; il commenta à plusieurs reprises les ouvrages de Swedenborg, notamment les Arcanes célestes : il avait une prédilection pour le célèbre théologien visionnaire, bien qu’il ne partageât point toutes ses théories.
Oberlin était une âme profondément religieuse. À 20 ans, le 1er janvier 1760, il rédigea un « acte solennel de consécration de soi-même à Dieu » où il s’exprime ainsi : « ...Je renonce aujourd’hui à tous les maîtres qui ont autrefois dominé sur moi... Je renonce à tout ce qui est périssable afin que mon Dieu soit mon tout. Je te consacre tout ce que je suis et tout ce que j’ai : les facultés de mon esprit, les membres de mon corps, ma fortune et mon temps... Je m’en remets sur toi pour la disposition de tous les événements et je dis sans aucune restriction : Que ta volonté soit faite et non la mienne. »
Il n’accomplit aucun acte de sa vie sans consulter Dieu et sans avoir entendu sa réponse. Toute sa vie il se leva de bon matin et consacra les premiers moments de la journée à la méditation et à la prière. Il avait un grand don de clairvoyance : sa femme, qui mourut en 1783 après lui avoir donné neuf enfants, venait souvent le diriger de ses conseils et jamais Oberlin n’eut même la tentation de l’évoquer : ces communions par delà le voile avaient lieu spontanément. Son esprit large ne s’arrêtait pas aux rites ni aux dogmes ; avant tout il voulait la vie ; toujours il prêcha que la religion consiste à vivre l’Évangile, à « marcher devant Dieu ». Sur ce terrain il se sentait le frère de tous les chrétiens ; du reste il garda toujours les meilleures relations avec les curés, ses voisins. Lui-même ne laissait jamais une inspiration sans la réaliser par un acte.
Tel était Jean-Frédéric Oberlin. Il nous reste à voir l’œuvre qu’il a accomplie.
Bulletin des Amitiés Spirituelles, juillet-août 1922
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