par Lucien Chamuel *
Vers la fin de 1891, quelques jours après la rentrée des étudiants, se présentait à la Librairie du Merveilleux, rue de Trévise, un jeune homme au visage grave et presque sévère, au regard profond, qui se recommanda de M. Horace Lefort, architecte, notre chef de groupe de Sens, dont je venais de publier une savante étude celtique, L’Erreur Latine. Après l’échange de quelques mots sympathiques, Emmanuel Lalande, qui voulait étudier l’occulte, se retira au fond de la salle de conférences où la bibliothèque de Papus était à la disposition des chercheurs.
Le jeune étudiant eu médecine fut pendant quelques mois un lecteur assidu. Après deux heures de travail, il se retirait discrètement, parlant peu, mais toujours à propos. Au bout de quelques jours, il rencontra Papus rue de Trévise et se lia avec lui d’une amitié fervente qui devait durer jusqu’en 1916, époque de la mort du mage, et même un peu au-delà... En effet, M. Philippe Encausse, fils de Papus, m’écrivait naguère : « C’est toujours avec une bien douce émotion que je pense au docteur Lalande ; je ne puis oublier que c’est grâce à lui, grâce à sa fidèle amitié pour Papus, à son dévouement et à sa grande bonté que je dois d’avoir pu continuer mes études au Lycée Hoche à Versailles, à la suite du décès de mon cher Père... »
Les deux carabins se virent souvent et, reconnaissant en son nouvel ami l’étoffe d’un maître, Papus l’associa à ses plus intéressantes réalisations.
C’est ainsi que Marc Haven, pseudonyme tiré, comme celui de Papus, du Nuctéméron d’Apollonius de Tyane, fit partie un des premiers du Suprême Conseil de l’Ordre Martiniste restauré, qui comptait de notre milieu tous les illustres, tous les savants, tous les dévoués. Il ne m’est pas permis de citer des noms.
Bientôt Marc Haven entra en relations avec Stanislas de Guaita, Barlet, Sédir, Lejay, Albert Poisson, Victor-Émile Michelet, Louis Lemerle, Augustin Chaboseau, Selva, René Worms, et quelques autres choisis parmi l’élite de nos amis.
En 1892, Marc Haven se révéla à moi comme poète de haute inspiration en m’apportant sa Turris Eburnea, dont j’appris aussitôt la première pièce, « Sur le seuil ».
En 1893, Papus et Guaita, les seuls actifs du Conseil des Douze de l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix, créèrent le diplôme de Docteur en Kabbale, réservé aux jeunes initiés qui auraient donné des gages de science et de dévouement aux idées néo-spiritualistes.
Marc Haven, déjà kabbaliste éminent, voulut subir l’examen par modestie et par déférence pour les chefs de l’Ordre.
Cet examen solennel eut lieu dans le rez-de-chaussée de l’avenue Trudaine que les rares survivants des amis de Guaita se rappellent avec émotion.
Les deux examinateurs nommés plus haut, revêtus de robes rouges, coiffés du pschent blanc des initiations martinistes, siégeaient dans la célèbre bibliothèque tendue de rouge, à peine éclairée, tandis que l’introducteur, le seul qui puisse encore raconter la scène, et le candidat – un seul à la fois – se tenaient dans la pièce en face, dans une obscurité impressionnante, car la porte de communication ouverte fut voilée d’un mince rideau rouge tant que dura l’examen.
Marc Haven parla brillamment de l’ésotérisme de la messe et de l’analogie des arcanes mineurs du Tarot avec les objets du culte catholique : calice, hostie, chasuble, crosse.
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Le 9 Décembre 1893, jour où l’anarchiste Vaillant avait jeté sa bombe au Palais-Bourbon, Marc Haven vint me prendre pour aller dîner chez la Princesse Rattazi, directrice d’une Revue Internationale et habitant l’ancien et célèbre appartement de Mme Juliette Adam, boulevard Poissonnière. Papus, qui fut pendant quelques mois factotum de cette Revue, avait fait inviter deux de ses amis, le Docteur Lalande et moi, à un dîner de gala que rehaussait la présence du Prince Roland Bonaparte, de Jean Reibrach, de Jules Oppert, mêlés à des personnages du monde bonapartiste, à des inconnus, à des quelconques. Peu éloignés et placés presque en face l’un de l’autre, je vois encore le regard plein de malice que me jetait souvent Haven devant les faits ou les paroles qui sollicitaient surtout sa fine et mordante ironie.
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Au moment de la thèse du Docteur Lalande que j’eus le soin d’imprimer et la joie d’éditer, nous dûmes, pour obéir à la Faculté qui ne badine pas avec les délais, passer une journée à Beauvais pour corriger vite les épreuves. Et c’est des deux heures passées au retour, seuls dans un compartiment fermé – comme ils étaient tous alors – que date notre véritable intimité. Ces deux heures d’épanchement à cœur ouvert, pleines de confidences et de révélations sur nous-mêmes et quelques autres sujets, me dévoilèrent encore mieux la vaste intelligence, l’âme d’élite, le grand cœur de mon ami. Vingt ans après, c’est lui qui le premier, avec des détails affectueux, me rappela le train de Beauvais.
Quelques jours plus tard, toujours pour servir à l’heure ces messieurs de la Faculté, j’allai rue Durand-Claye que je connaissais surtout par Sédir qui, comme Jean Tabris, y venait une ou deux fois par semaine pour travailler avec Haven, Haatan et un troisième ami décédé tout jeune. Quel joli coin de province que cette petite maison où les trois étudiants travaillaient dans le silence au milieu de leurs fidèles bouquins, loin du bruit de la ville et des agitations du Quartier Latin !
Après avoir été à la peine, (combien douce), de la préparation matérielle du chef-d’œuvre, j’assistai au triomphe, la soutenance brillante de la thèse sur Arnaud de Villeneuve, devant le Professeur Laboulbène et deux assesseurs qui tous, admirant cette étude magnifique, décernèrent d’emblée la plus haute note du vocabulaire de la Faculté de Médecine. Le même honneur avait été réservé à Papus l’année précédente.
Lucien Chamuel, Marc Haven, Henri Dangles, 1934, 63-70
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