par Marcel Renébon
On se préoccupe actuellement beaucoup du ciel, mais pas du nôtre. Les tours de lune des trois Américains, suivant un long et périlleux voyage, leur retour avec traversée du « bouclier » terrestre sont d’indiscutables exploits. La suite est pour demain, c’est-à-dire qu’on posera non le pied sur la lune, mais un engin, que par les hublots les cosmonautes découvriront un astre qui est la sordide banlieue de la terre, poussière plus que planète, astre sans eau, sans âme, sans arbres, sans fleurs, lieu de scories et de désolation. Ils ramèneront ce butin, non négligeable : la confirmation de ce qui avait été supposé d’en bas.
Les travaux immenses qui ont permis cette performance sont, en eux-mêmes, très grands, très admirables. Qu’ils s’appliquent à la conquête d’un cadavre, voilà qui fait hurler quelques moralistes. Ceux-là songent aux cancéreux, aux polios, et même aux faméliques habitants de certaines régions d’Asie ou d’Afrique qu’on aide peu, mal, petitement, parce qu’on dirige l’effort et l’énergie ailleurs. Il en va toujours ainsi. À une toute autre et plus modeste échelle, pendant que nos rois ruinaient le pays pour le défendre, les Vincent de Paul, les François de Sales disposaient de fort peu de moyens pour défendre la charité, qui est Dieu, et qui vaut bien – et c’est peu dire – la France et les Français réunis.
Cyrano de Bergerac avait déjà fait un voyage dans la lune ; ses héros s’y conduisaient avec une grâce charmante, très « appesantiste », et bien supérieure aux prudentes randonnées des cosmonautes. On nous dira que « ce n’était pas vrai », pas réel, que ce n’était qu’un rêve alors qu’on peut toucher le vaisseau spatial et développer les photographies qu’il rapporte. Mais qu’est-ce qui est vrai ? Est-ce bien ce qu’on touche, ce qu’on photographie, ce qu’on échantillonne ? Tout se ramènerait alors aux fameux cinq sens, moyens d’enregistrement limités et que les techniques les plus riches ne font que prolonger. L’agrandissement photographique par exemple est une immense amélioration, mais il faut toujours des yeux pour en apprécier humainement les résultats.
Le condamné cellulaire apprécie la cour de la promenade : il ne la confond pas avec le monde libre. Les découvertes repoussent un peu les murs de notre prison terrestre, mais nous y sommes. Les sens nous guident et nous permettent de vivre, mais pas en liberté. C’est notre chiourme ; chaque jour, chaque soir, barreaux et tours de clés ! Pourtant, le plus vigilant gardien ne peut garder les pensées de son prisonnier, ni ses rêves, ni sa prière, s’il en fait. L’évasion est du domaine de l’esprit et, quand on est suffisamment entraîné, il arrive même que le corps suive. Laissons à nos sens la juste place qu’ils doivent occuper, mais ne leur permettons pas plus de contrainte qu’ils ne doivent.
La véritable aventure de l’humanité, sa marche vers la liberté n’est absolument pas du ressort des techniques. La lune ne nous donnera pas le bonheur : elle nous rapprochera seulement – et très peu – de Mars et de Vénus. Qui sont très loin...
Demeure en nous le goût de cette liberté absolue. Nous sommes dans les chaînes, mais nous savons qu’il y a un monde libre et naturellement nous avons envie d’y revenir. C’est le goût des paradis perdus, un vieux souvenir. C’est aussi l’espérance. Reste le moyen.
Il faut ici revenir à la basse et humiliante comparaison avec les prisonniers des hommes. Celui dont on réduit la peine, c’est celui qui obéit, qui se conduit bien, qui accepte, qui ne trouble pas le monde pénitentiaire. L’histoire, très poétisée par les peintres, du paradis terrestre fut en réalité un affreux drame : Dieu Se fâchait avec les hommes. Il les condamnait comme un juge le fait dans n’importe quel tribunal parce que « le couple » (ou la race) s’était révolté contre Lui. Dieu fut donc apparemment implacable ; mais on n’a jamais vu un juge terrestre souffrir de sa sentence au point d’aller partager la cellule du prisonnier, et même lui apporter la lime et l’échelle. Identifié au Père, c’est bien ce que fait Jésus. En Lui et en Lui seul sont la libération, la liberté, la reconquête vraie du soleil et des étoiles vivantes. Voilà bien pourquoi nous préférons Pascal à Einstein, tout en louant... le père Teilhard de Chardin qui voulut, en bon jésuite, les mettre d’accord.
Peut-être bien, finalement, que les cosmonautes se fourvoient et le monde avec eux. Peut-être bien qu’ils sont fourvoyés et toujours par le même, le grand amuseur, l’Adversaire. Ceci, nous le saurons un peu plus tard, peut-être un peu trop tard. L’Adversaire a reçu, pour partager l’homme, des moyens égaux à ceux du Christ. Il y a pourtant une différence. Il nous « lune », Jésus nous ensoleille. L’Adversaire s’appelle désir, conquête, exploit. Le Christ S’appelle douceur, patience, modestie, sacrifice. C’est que Dieu a tout Son temps ; l’Adversaire n’en a que peu ; il est déjà condamné, lui, définitivement, et sans autre appel que sa soumission, qui est aussi sa disparition.
Grâce aux documents qu’on nous rapporte nous saurons peut-être, enfin, ce qu’est la lune. Il est dur, mais bon de méditer sur la mort des planètes comme sur celle des hommes. La lune fut peut-être habitée, la terre un jour peut lui ressembler. C’est une méditation cosmique qui valait finalement le voyage.
Bulletin des Amitiés spirituelles, avril 1969.
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