par Chappuis
La première partie de cet article ne faisait que souligner l'affirmation selon laquelle il apparaît à certaines personnes une incongruence entre ce que manifestent les religions chrétiennes – restons sur ce domaine – et leur fondement supposé. Sédir dilue dans ses ouvrages sa conception de la vraie religion. Il n'est pas le seul à l'évoquer, même si les mots sont différents ; Marc Haven, par exemple, nous parle de l'esprit religieux. Ces termes peuvent avoir de quoi effrayer le lecteur car prétendre déjà définir une vraie religion peut laisser supposer qu'il existe à côté une fausse et que les détenteurs de la vraie sont ici. Danger !
Soyons conscients que les mots ont un poids et que nous ne pouvons pas le leur enlever ; il nous faut faire avec. Ces mots transportent avec eux tout un décorum, une odeur ; nos prédécesseurs ont déposé leurs empreintes faites de leurs aspirations et de leurs vécus. On ne peut se passer de ces mots pour tenter de décrire ce chemin sur lequel nous promenons nos espoirs. Essayons donc de les déshabiller de toutes les pelures qui ne nous conviennent pas et se servant d'eux d'inscrire dans leurs mémoires ce qui est notre perception. Car on ne va retenir un mot que par ce qu'il évoque pour nous, un peu comme s'il se comportait tel un miroir nous permettant de dévoiler à nous-même ce qui « repose [...] à demi endormi dans l'aube de (notre) connaissance. » (1)
Jésus s'adressant à la Samaritaine lui annonce comme imminente « l'adoration du Père en Esprit et en Vérité ». Il répond à son interrogation. Sédir dépeint cette même adoration avec des termes assez évocateurs : recours direct quelque soit la grandeur ou la petitesse de la demande, sans rites, ni observances, ni conditions, mais dans la liberté, par la prière intérieure... Ajoutant qu'il ne faut pas craindre de pousser ces axiomes à leurs dernières conséquences.
Car en fait l'affranchissement que nous propose le Christ place l'humain seul devant Dieu, non un Dieu devant lequel nous nous courbons dans la crainte à l'instar de l'homme se courbant devant son maître et seigneur, mais un Dieu auquel nous renvoyons « cet élan d'amour que nous avons en germe » (2). Seul devant Dieu paraît bien prétentieux ; il faut une confiance, une foi de charbonnier diront certains, pour oser dans le secret de notre tente intérieure parler avec Lui, comme parler à un Père ou parler à un frère. Et parler de quoi si ce n'est de nos aspirations à « être aimé, comprendre davantage pour mieux aimer... » (3), parler de nos peurs inévitables qui nous tenaillent, parler de tout et de rien... sans pudeur, sans cette carapace complexe faite d'un mélange de miel et de tourbe. Parler des autres aussi, de tous ceux sur lesquels nous levons nos yeux, que nos mains croisent. Une existence n'y suffit pas.
Adoration du Père sans contraintes, non celles que l'on s'inflige (et encore !), mais celles que les autres nous imposent ou tout simplement que nous n'osons, nous ne savons pas rejeter par peur de l'inconnu : là il ne faut pas craindre de pousser cet axiome à son ultime conséquence. Cette allégeance offerte ne peut servir seulement les jours pairs ; notre acquiescement ne peut que devenir total et notre vigilance ne peut laisser le doute s'installer, lequel montre que nous ne sommes pas sûr de cette affirmation : « on ne sait jamais ! » Nos quotidiens sont remplis de rites et de conditions auxquels nous sacrifions par habitude et lassitude et cela ne tient qu'à nous de les « faire sacrés » ces instants qui composent la partition de notre éternité : « votre vie quotidienne est votre temple et votre religion » (4). Cette liberté à laquelle Sédir nous convie se déguste comme un vin (la substance qui vivifie tout) précieux que l'on a élaboré, comme un pain (la substance qui contient tout) dont on a pétri la pâte. Comment ensuite ne pas être vigilant, extrêmement vigilant à ce que personne, ni aucune institution, ne s'interpose entre Dieu et moi. Elle n'est pas acquise, cette liberté offerte ; elle s'acquiert chaque instant de notre existence.
Vraie religion, esprit religieux, gardons-nous de ne pas « matérialiser l'esprit dans des mots ou dans des pierres » (5), de ne pas les enfermer dans un temple car « l'esprit religieux ne formule, ne limite rien, sachant trop la fragilité de sa raison, la mobilité de son imagination » (6). Cet espoir que nous plaçons en Lui, redonnons lui toute sa valeur, sa fraîcheur ; ne nous arrêtons pas à toutes les formules accrochées comme des guirlandes au sapin de Noël, osons, oui, osons enlever la poussière des mots, les faire vibrer au seul son du seul Vrai Maître.
(1) Khalil Gibran, Le prophète, Casterman, 1956, p. 56
(2) Marc Haven, L'homme des hauteurs & les hommes du torrent
(3) Marc Haven, ibid.
(4) Khalil Gibran, ibid, p. 78
(5) Marc Haven, ibid.
(6) Marc Haven, ibid.
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