par André Savoret
La circonspection est une des vertus mineures de toutes les époques, mais elle peut être une des vertus majeures des temps qui viennent de s’ouvrir. Elle doit régler notre attitude envers les hommes, envers les idées, envers nous-mêmes, envers l’Invisible également.
Une longue expérience de la vie, une longue suite de contacts avec des êtres faisant figure d’initiateurs, une longue série de rapports avec l’occulte, nous en font faire l’apprentissage, en général à nos dépens. Plus communément, notre vie sociale nous offre nombre d’occasions de l’acquérir, ou de la développer selon le cas. La circonspection diffère légèrement de la prudence. La prudence peut être naturelle ou acquise. La circonspection est presque toujours acquise et résulte d’un complexe à base de prudence, certes, mais requérant en plus un certain nombre d’efforts volontaires, comme l’attention, et intellectuels, comme le jugement. Je voudrais en examiner sommairement quelques aspects.
Les hommes sont ainsi faits qu’ils adorent convaincre, convertir (à leurs opinions politiques ou à leurs croyances), enrégimenter, cataloguer, diriger le plus grand nombre possible de leurs frères. En deux mots : les enchaîner ou se les subordonner, soit dans le spirituel, soit dans l’intellectuel, soit dans le matériel.
Méfions-nous donc de cette manie chez autrui. Méfions-nous en tout autant chez nous-mêmes.
Je m’excuse de rappeler des vérités de La Palisse, mais je considère que le vendredi où parut cet homme de bien devrait être marqué d’une pierre noire.
Il n’y a pas deux hommes sur cette terre qui aient fait les mêmes expériences, lu les mêmes livres, compris un même enseignement de façon identique, et qui, venus en ce monde par une même route, soient appelés à la poursuivre longtemps de concert, sans que l’un distance l’autre ou s’en sépare à quelque carrefour.
Il s’ensuit que chacun a son aspect personnel de la Vérité, du monde, des hommes, du meilleur gouvernement et de la meilleure façon de nouer sa cravate ou de réussir les œufs sur le plat. L’ennui c’est que chacun tient bien souvent à faire partager trop intégralement ses vues aux voisins qui ne peuvent avoir les mêmes. Et que les voisins réagissent là-dessus d’une façon souvent imprévue et quelque fois catastrophique. Dans le domaine de l’esprit, les choses peuvent acquérir une gravité interne infiniment plus dommageable pour chacun. Rendons-nous compte, par exemple, du fait que, pour convaincre réellement autrui de l’excellence de nos idées ou de nos croyances, il faudrait être sûr que notre vérité ne vient pas trop tôt ou trop tard, qu’elle lui est assimilable et non indigeste ou préjudiciable. Frapper psychologiquement aussi juste suppose que nous connaissions à fond l’intime de cet autrui, qui, comme nous, se connaît déjà assez mal lui-même. Une telle prescience spirituelle, disons-le se rencontre peu fréquemment, même chez les plus avancés d’entre nous.
Convertir au sens du mot « faire changer de chemin » est encore plus délicat, plus grave. Ce qu’il y a de fixe dans l’univers, a dit « Quelqu’un » que vous savez, ce sont les chemins. Chaque famille spirituelle a le sien, que parcourent successivement tous ses membres, et dont on ne peut changer avant d’avoir atteint tel carrefour et sans changer aussi de famille, en entraînant à sa suite une foule d’êtres des trois règnes.
Car dans les familles spirituelles, l’aîné fraye le chemin, les autres suivent en ordre décroissant, avec les animaux, les plantes et les minéraux de la même famille, chacun étant guide du suivant mais guidé par le précédent. J’ajouterai, personnellement, que ce que nous appelons « destin » ou « fatalité » ce sont, justement, ces chemins, si j’ai bien compris et tous les membres de la même famille expérimentent (l'aîné plus durement que les autres, et ainsi de suite) des circonstances analogues, quoiqu’à des moments successifs. Ce sont si l’on veut les pierres du chemin. Il arrive que l’aîné après s’y être meurtri, puisse les signaler aux suivants ou même en ranger quelques unes dans l’ornière, pour faciliter la marche des suivants. Mais, dans l’ensemble, la destinée de chacun offre une physionomie un peu analogue, tant que la famille ne se scinde pas à quelque carrefour ou que l’aîné ne la quitte pas. Auquel cas, son suivant immédiat devient pour ainsi dire son remplaçant et est l’aîné de tous les autres membres qui le suivent. Initiative et responsabilité décroissent donc de l’aîné au dernier du groupe spirituel qui comprend, en fin de caravane, tels animaux, telles plantes, tels minéraux, sur la destinée desquels influe, en bien ou en mal, la conduite des humains du groupe. C’est, du moins, ce que j’ai cru saisir, grosso modo. J’ajouterai seulement que ce que les occultistes nomment des « clichés » ce sont probablement les pierres, et plus rarement les fleurs, que l’on rencontre chemin faisant. Enfin, il y a des chemins larges et relativement aisés, suivis par des familles nombreuses ; à mesure qu’on s’élève et change de chemin et de travaux, on appartient à des familles de moins en moins nombreuses, cheminant sur des sentiers de plus en plus étroits et rocailleux – raidillons qui mènent plus rapidement au but : le même pour tous.
Donc « convertir » c’est inciter un être à modifier son itinéraire, à changer de compagnons de route, voire à les laisser en plan subitement, c’est orienter autrement ceux qui le suivent et, plus ou moins consciemment, l’imitent selon leur mesure. Il ne s’agit donc plus d’idées, d’opinions, de théories, d’adhésion purement intellectuelle. Il s’agit d’un domaine où chaque geste maladroit peut faire une blessure longue à guérir. Il faut donc se rappeler qu’il n’y a que Dieu qui « convertisse » vraiment, radicalement. Il ne nous est pas interdit de proposer avec modestie notre point de vue, de l’exposer avec tact et de partager le fruit de nos voyages avec les passants en quête d’un gîte d’étape. D’ailleurs dans les familles spirituelles, il y a parfois des esprits aventureux, des égarés, des retardataires, tous plus ou moins « déclassés » (sans donner au terme un sens péjoratif) et ce sont surtout ceux-là que nous devons pressentir et instruire, s’ils en ont le désir au moins latent : ce qui se sent, en général, au premier contact. Ceux que les premiers échanges de vues nous montrent satisfaits de leur état et sans curiosité ou attirance vers quelque chose d’autre, il est peu utile et parfois dangereux d’insister pour les faire soi-disant évoluer, à contretemps. Leur heure n’est pas là. Donc nous n’avons rien à imposer, rien à inculquer, et nous ne devons jamais faire figure de catéchistes, de moralistes ou de frères prêcheurs. Quant à éterniser des discussions dont jamais ne jaillit la lumière – sous prétexte du soin des âmes, ma propre expérience m’a prouvé que c’était un peu stérile avec résultats illusoires. Tout être qui change de voie séduit par de simples arguments logiques voire sentimentaux (une jolie fille est une grande convertisseuse en puissance) en changera demain dans un autre sens, sous d’autres arguments, si son interne n’est pas transformé. Ensuite, il faut se souvenir que « convertir » ce n’est pas faire entrer dans nos vues, faire adhérer à nos convictions, engager à imiter nos propres réactions et à essayer nos propres œillères. Nous qui prétendons essayer de servir Dieu, c’est à Dieu, à l’aspect de Dieu spécialement accessible à notre interlocuteur, que nous devons l’ouvrir. Ce qui est vrai pour nous ne l’est pas de la même façon ni dans la même mesure pour chacun. Et nous risquons de rebuter et de troubler en essayant naïvement d’aider et d’éclairer. Rappelons-nous une parole magistrale : « Tout être est libre en essence, et doit toujours tendre à le demeurer intérieurement ». Le prosélytisme, a dit Quelqu’un, est à éviter. S’il est permis et même opportun de ramener à Dieu par Jésus, il est tout à fait pernicieux de chercher à y pousser de force. Aussi bien l’on n’y arrive pas. Si vous ne me trouvez pas trop pédant, je comparerai la conduite à tenir en ces sortes d’affaires à l’action des « catalyseurs » de la chimie. Ce sont des substances qui facilitent les réactions et combinaisons entre deux ou plusieurs corps, en hâtent l’accomplissement, et, comme le Vitriol des Sages de l’alchimie véritable, ne restent pas dans le composé, une fois leur œuvre accomplie. Considérons-nous, si vous le voulez bien, comme jouant quelque fois le rôle de catalyseurs, entre une âme et le divin. Nous ne provoquons rien, mais notre présence, notre action discrète et judicieuse, peuvent faciliter un colloque auquel nous n’aurons point part et en abréger les préliminaires, quoiqu’il aurait pu avoir lieu sans nous, serviteurs inutiles. Et, le travail accompli, sachons, à moins d’instances contraires nous retirer du jeu et ne pas nous en attribuer le mérite. Surtout, ne posons pas au guide. Celui qui change le chemin d’un être accepte implicitement de se charger des suites imprévisibles que ce changement de destin comporte. Suites à longue échéance. N’oublions pas que les changements de route licites et durables ne peuvent se produire qu’à certains carrefours du chemin et que tout être n’a pas forcément les épaules assez larges pour brûler les étapes sans avoir à s’en mordre les doigts. Je me résume : on peut aider un être à voir clair en lui-même, mais peser sur ses décisions, c’est encourir une responsabilité dont l’étendue et la nature nous échappent. Il a été dit : « Cherchez la Vérité, et la Vérité vous rendra Libres ». Respecter la liberté d’autrui comme l’on défend la sienne propre doit donc être le programme des chercheurs de vérité.
Si quelque chose dans le comportement humain peut plus profondément convaincre ou convertir que les discussions et les palabres c’est l’exemple qu’on peut donner. « Prêcher d’exemple », belle formule, mais difficile à mettre en pratique. Ensuite, c’est la prière inlassable pour celui qu’on voudrait voir aller à Dieu, ou du moins, car nous sommes tous destinés à y aller, plus ou moins vite hâter un peu le pas dans la bonne direction ; ce sont aussi les menus sacrifices qu’on s’impose en secret dans ce but. On trouve dans le Tao ces maximes profondes qui valent autant pour nous que pour les Jaunes : « La Voie du Ciel crée sans rester possesseur, agit sans rester auteur, conserve sans rester maître, attire sans appeler ». À son exemple, le sage « légifère sans parole, accomplit sans rester auteur, s’éclipse ».
Nous nous plaignons souvent que nos paroles ne convainquent pas, ne touchent pas, trop heureux quand elles ne sont pas comprises de travers. Mais, les pauvres mots conventionnels qui nous servent à exprimer en la déformant la fraction de la vérité que nous pouvons supporter, n’ont pas forcément le même sens pour autrui.
Ce qui nous est clair peut lui être obscur, ce qui lui semble clair ne l’est parfois que parce qu’il a compris à côté. Et réciproquement. Pour que nos paroles portent, il faudrait qu’elles atteignent un centre de l’être où les paroles n’ont pas l’habitude d’accéder. Pour cela, il faudrait des conditions dont il sera parlé une autre fois. Je témoigne seulement de ce fait : une phrase banale et brève, sans rechercher d’éloquence, peut être le support d’une vertu agissante, d’une lumière spirituelle, hors de proportion avec le sens apparent de cette phrase. Tout dépend de la bouche qui la prononce et des circonstances qui ont nécessité cette phrase. Pour nous, qui ne nous tenons pas pour des aigles, nous savons que les paroles par lesquelles nous tentons d’exprimer des vérités autres que quantitatives ne les expriment pas réellement pour autrui mais ne constituent que des allusions à la vérité. Si celui qui écoute en est au point voulu pour saisir cette allusion, mots et écrits sont à ce moment pour lui, pour lui seul, non causes mais occasions de compréhension, de conviction, voire de conversion. Sinon, ils restent lettre morte. Et c’est pourquoi une boutade, une plaisanterie, dites par certains porteurs de flambeau, à de certaines heures, peuvent être davantage illuminatrice que trente six discours moraux ou métaphysiques. Ici encore, je témoigne. Et à ce propos je rappelle que les vrais Maîtres, sévères quand il le faut, savent être enjoués quand il convient. Ils ne sont jamais pédants, guindés ou phraseurs.
Je reviens à mes moutons et vous invite à méditer sérieusement une des phrases du Tao, citée plus haut, qui nous propose d’ « accomplir sans rester auteur ». Nous nous repentirons rarement, nous, petits, d’en user de même, pas plus que de savoir nous éclipser à temps. Oui, veillons férocement à ne pas amener à nous, mais à Dieu ; à ne pas racoler un partisan de plus pour notre petit cercle, mais à nous effacer devant le Christ, chef de l’armée de la Lumière ; à orienter vers la Vérité et non vers notre façon spéciale de l’envisager ; en somme à jeter le moins de notre ombre possible entre autrui et la lumière que nous le prions de considérer. Veillons à ne pas être choqués, scandalisés, désorientés, si quelqu’un d’autre n’arrive pas à faire siennes nos vues, et demandons-nous sincèrement si nous ne le scandalisons pas de notre côté, en ne faisons pas nôtres les siennes. Un grand chrétien, le professeur W.F. Foerster, dit un jour à une jeune fille qui se plaignait amèrement à lui de n’être pas compris des siens : « L’important n’est pas que vous soyez comprise d’eux, mais que vous les compreniez. Peut-être n’avez-vous jamais songé à le faire ? » Oui, rappelons-nous qu’on est rarement compris, mais c’est aussi par ce qu’on cherche rarement à comprendre autrui. Si nous aimions notre prochain, nous le comprendrions, lui, et les motifs profonds de ce qui nous semble être son incompréhension à notre égard ou à l’égard des idées que nous lui présentons.
Enfin, veillons à « ne pas rester auteurs », à ne pas nous attribuer même en secret, le mérite d’un changement dont nous avons été l’instrument, à ne pas nous arroger un droit de regard là où ce droit ne nous a pas été donné explicitement par l’intéressé, à ne pas lier, enfin, à ne pas nous croire lésés ou trahis ou abandonnés du Ciel, si, brave mère poule, nous avons couvé un canard qui va se ficher à l’eau avec délices sans notre permission.
La circonspection, telle que je la vois, va donc de pair avec l’humilité et la tolérance.
Je l’ai dit, une des manies de l’homme, qui n’est qu’une forme de l'instinct de possession ou un des aspects de l’instinct grégaire, c’est d’enrégimenter, cataloguer, compartimenter.
À l’époque où naquit Jésus, vous le savez, César faisait faire le recensement de ses sujets.
Vous savez ce que je pense des organisations, des sociétés, des mutuelles, des sectes et Fraternités occultes, avec leurs hiérarchies, leurs grades, les chers Présidents et vénérables Maîtres. Ce sont choses souvent encombrantes et dangereuses, quoique parfois flatteuses. Flatteuses, puisqu’elles font de leurs adeptes un Monsieur fier de son importance relative et de faire un peu bande à part dans le troupeau commun. Encombrantes, par leur grossier mécanisme (bulletins, séances plénières, formalités administratives, paperasseries diverses), freinant les initiatives, si elles diminuent les écarts individuels et les responsabilités. Dangereuses : elles lient et nous devons tendre à demeurer libres ! Elles compartimentent et circonscrivent ; et nous devons tendre à la plénitude. Elles sont des moyens et elles supplantent le but. Ce dernier point a des résonances profondes, dans le visible et dans l’invisible. Le but n’est pas elles, mais elles s’y substituent peu à peu, car, comme tout organisme vivant, elles veulent vivre, croître, s’assimiler, posséder. Même si elles sont « spiritualistes », on finit vite par n’y envisager l’ascension vers Dieu, l’adhésion au Vrai et au Libre, que sous l’angle déformant : « tant de nouveaux membres ! »
Les « activités de la Société » ont étouffé celles des sociétaires ; elles divisent : compétitions, intrigues, préséances, exclusions, anathèmes, excommunications majeures et mineures, clans, s’y forment et s’y entre-déchirent même quand elles ont inscrit la charité sur leur drapeau !
Cataloguer ? Autre manie bien humaine. Les hommes raffolent des cadres, des formules, des slogans, des étiquettes rassurantes (même sur des flacons vides). Et s’ils s’inquiètent sérieusement de tout quidam qu’ils n’arrivent pas à faire entrer dans une catégorie admise et connue, cette catégorie fut-elle à l’opposé de la leur propre. Malheureusement le génie, le saint, ou plus modestement, l’être qui commence à saisir que le Vrai, c’est le Libre, se sentant mal à l’aise dans les cadres qu’ils font éclater, échappent aux définitions, et font parfois mentir les lois tenues pour immuables. Et ils deviennent bien vite les ennemis n°1 de tous ceux qui sont atteint de partisanite ou de sectarite, quelque soit leur bord.
Enchaînés ? Subjugués ? Hélas ! N’est-ce pas la préoccupation dominante des orgueilleux, c’est à dire de tous et je ne m’excepte pas dans le nombre. Méfiez-vous des chapelles, des ismes et des istes des faux sages, des faux maîtres. Certes vous les reconnaîtrez à leurs fruits. Mais la circonspection vous fera souvent reconnaître le fruit dans la fleur. La manie de jouer un rôle est profondément ancrée au cœur de l’homme. Visons à l’atténuer et pour ce, à la dépister, en nous d’abord.
Dans le domaine spirituel, où croissent dans un même champ les lis et les épines, et où l’Adversaire sème l’ivraie la nuit, examinez l’esprit de tout groupement, celui qui le dirige et celui qui règne dans l’ambiance. Là où l’on falsifie – oh ! légèrement – des textes dont on se réclame, là où l’on ne pratique pas un peu l’amour du prochain ( j’entends du prochain qui ne pense pas comme vous) là où l’on n’est pas tolérant, modeste, simple, n’allez pas, et si vous y êtes, retirez vous à temps.
Ni ismes, ni anti-ismes, deux formes de l’esprit de secte !
Et n’oublions pas non plus d’être circonspects dans nos appréciations sur le prochain : nous ne voyons que des apparences !
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