par Chappuis
« La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles
Est une œuvre de choix qui veut beaucoup d'amour. »
Verlaine
Ce programme d’existence, évoqué par Verlaine, nous entraîne sur les sentes quotidiennes, à la découverte de la pesanteur, cette force qui chaque jour, au moment où nous émergeons au réel, nous colle, inéluctablement, inlassablement, à cette matière, nous rappelant sans cesse que sa nature est accomplie, transfigurée dans ces paroles chantées dans la Messe en ut mineur de Mozart : « Incarnatus est ». Lui, le Divin, l’Être des Êtres, est venu, sous la forme du Christ, le Fils Unique de Dieu, se mêler à ce monde qu’Il a créé, épouser notre quotidienneté.
Une existence sans fards particuliers, accomplie dans le dedans de la vie, se compose d’une succession de gestes épousant le rythme d’une comptine. Ainsi chaque jour nous trouve, quelque soit l’endroit duquel nous jetions un œil sur notre environnement humain, devant un amoncellement de « travaux ennuyeux et faciles », les mêmes que la veille, plus ceux du jour, plus ceux de l’oubli, sans compter ceux…
Sédir écrit: « L’amour du prochain le plus facile, c’est celui de la famille. » Est-ce bien sûr ? Le quotidien avec un ou des proches nous confronte chaque jour à notre sincérité ; si tant est que nous acceptions d’être lucides, nous ne pouvons pas faire autrement que de « nous voiler la face » devant bien souvent l’incongruence de nos actes confrontés à la grandiloquence de nos certitudes.
L'étranger ne connaît de nous que la belle facette souriante généralement qu’on veut bien lui montrer, même si parfois nous sommes conscients de jouer au clown. Nous avons une culture de nous-même qui nous tire plus souvent vers le paraître que vers l’être : combien de temps encore avant que cette union puisse se réaliser et que nous puissions dire tout haut à l’instar de Cagliostro : « Je suis » ? Toutes nos belles parures s’effilochent au contact quotidien. C’est là que le rapport qualité-estimation s’affine. Nul n’échappe à cet affinage ; nul n’échappe à son regard dans le miroir. Nous avons beau le fuir cet instant, le repousser, il se représentera avec une force encore plus puissante puisque nous avons construit et améliorer cette carapace qui est censée nous protéger.
Et il ne peut pas ne pas y avoir renoncement : renoncement à nos certitudes, à nos occupations momentanées, à nos esclavages, à notre liberté pour paraphraser Sédir. En même temps la logique nous impose de ne pas laisser s’installer la culture du renoncement : il nous faut pousser jusqu’à oublier ce renoncement à nos commodités. C’est répondre à l’autre, à ce proche, non dans un sentiment de frustration ou de don, mais dans cet état si ténu, si fragile, si évanescent, dans cet instant unique qui est la réponse immédiate, à la fois aussi rapide que la flèche de l’archer, et aussi lente que l’incommensurable amour pénétrant chaque parcelle de notre petit univers. Et tout cela ne se calcule pas, ne se programme pas ; cela « est », parfois, réponse gracieuse de la Providence à nos gestes maladroits et combien sincères.
Il n’y a pas une culture de la spiritualité ; il y a le leurre de la dichotomie qui sans cesse veut opposer. Parce que tout enfant il a été nécessaire que nous apprenions la séparation d’avec la mère, alors nous reproduisons tout naturellement ce mode de fonctionnement avec ce qui nous enveloppe. Ce n’est pas en voulant le détruire que nous changerions quelque chose, au contraire nous ne ferions que la même chose : séparer. Acceptons cet outil utile et rangeons le à sa place. Il servira.
Nous sommes les ferments de la Matière ; ainsi nous sommes liés par un contrat librement accepté. Il nous appartient de le remplir. Dans le cas contraire à quoi nous exposerions-nous ? Nous sommes là pour célébrer l’Alliance entre Dieu et sa création, pour faire de nos parcours quotidiens des louanges à la venue de la Lumière dans notre Jérusalem terrestre.
Aucun être n’échappe à cette vie quotidienne : ni le grand, ni le petit ; ni le saint dans ses macérations, ni le berger devant les grands espaces ; ni les philosophes accrochés à leur plume, ni le scientifique pendu à son savoir ; pas plus le béat en robe safran et le pâlot extatique. Et si les jardins mystiques que nous décrivent aussi bien les mystiques chrétiens que musulmans étaient des souvenirs des parcours anciens auxquels les hommes étaient obligés avant la douce pénétration de la Lumière parmi nous ? La vie purgative, la vie illuminative, etc., n’apparaissent-elles pas séparant le pur de l’impur, rangeant dans le catalogue, des illusions ? N’y a-t-il pas une troisième voie qui ne se qualifie pas, qui se définit par le quotidien dont nous avons la charge chaque seconde de nos existences, confrontés que nous sommes alors avec nous-même, avec nos serviteurs de la journée qui ne tarderont pas à faire de nous leur esclave.
Il y faut la Grâce sur cette quotidienneté pour que plane une juste conscience : un état dans lequel, par instant, seul à seul croyons-nous, tinte une petite sonnette. Présent à soi, présent à cette voix, cet instantané nous réveille à nous-même avant de nous révéler à nous même.
Aucun être n’échappe à cette vie quotidienne : Jésus de Nazareth s’est emparé d’elle, en a parcouru toutes les stations que nous sommes amenés à croiser, afin de pouvoir répondre : « présent ».
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