par Chappuis
« Il passe inconnu ou méconnu, et la plupart de ceux qui pressentent sa sublimité intérieure ont peine à la discerner sous le voile grossier de sa condition humaine. »
Marc Haven
À ce jour les écrits abondent qui mettent à la lumière les paroles prononcées par cet homme, les actes autrefois accomplis par lui, cherchant la moindre parcelle encore inexploitée. Jusqu’à peu, j’ai toujours porté un regard suspicieux sur ces quêtes qui m’apparaissaient vaines. Sédir, écrivant avant 1926, mettait en garde les potentiels lecteurs des notes éparses divulguant les propos de cet homme.
J’ose changer de ton aujourd'hui où les moyens de communication ont agi comme une lame de fond jetant tout sur le rivage.
J’ose penser même que le regard de cet homme porté sur notre temps serait plus indulgent et plus ouvert que le mien ; car que savons-nous du dessein qu’il a formé pour toutes ces semences qu’il a abandonné au siècle suivant ? Lui-même dans un entretien avec quelqu’un laissait bien entendre qu’il savait que tous ses dires seraient publiés et il ne s’en offusquait pas.
J’ai rencontré cette figure au travers d’Andréas d’Initiations et c’est lui que tout de suite, dans l’immédiateté de cette lecture, j’ai vu. Soyons plus précis, je l’ai vu dans sa boutique de « rhabilleur-antiquaire », « vêtu du maillot sans manches ». Ce livre avait agi comme un révélateur, un miroir, faisant remonter à la conscience ces vieilles images prises dans le fabuleux trésor de mon inconscient. C'est ainsi que nous fonctionnons à la lecture d'un roman, laissant libre cours à cet imaginaire foisonnant en nous, sculptant les personnages, y mêlant les descriptions de l'auteur et les traits familiers accumulés dans notre besace. J’ai donc vécu avec lui l’espace d’une nuit de découverte intense, avec ce point d’orgue au centre de l’ouvrage creusant l’émotion devant l’ébauche de la Rencontre.
Ce n’est qu’après cette lecture que mon ami F. a mis un nom sur ce personnage Andréas et m’a ainsi projeté dans cette découverte. Haehl et Papus (en 1968) m’ont livré une avalanche de propos et d’anecdotes. J’ai bien rangé tout cela dans un coin de ma mémoire, mais ces découvertes, comme d’autres par la suite, n’ont pu me permettre que tenter de l’approcher intellectuellement. À part m’acheter une pipe pour me lancer dans l’imitation burlesque et m’évader dans les volutes bleutées, je ne vois pas ce que j’ai pu faire d’autre.
Il y a dans ses paroles livrées en pâture, celles que je puis reconnaître facilement, c’est-à-dire celles qui évoquent quelque chose en moi, celles qui apportent même la confirmation d’une réflexion personnelle ; il est clair qu’elles ont un écho différent chez chacun d’entre nous. Elles s’apparentent à un enseignement qui aurait la capacité de toucher chaque auditeur ou plutôt lecteur : Sédir n’écrit-il pas que « tous [ces] enseignements n’étant que des réponses à des cas particuliers (...) chaque auditeur [comprend] différemment une même réponse... »
Il y aussi ces paroles qui cheminent en moi depuis des années dont je ne mesure la profondeur, comme il y a celles qui restent des interrogations. Je laisserai Marc Haven s’exprimer à ma place, corroborant les propos de Sédir : « Ses réponses aux questions posées peuvent différer de celles qu’il a faites en d’autres circonstances (...). Il connaît son interlocuteur mieux que celui-ci ne se connaît lui-même ; il voit par delà ses illusions sincères l’objet réel de son inquiétude et c’est à son être véritable qu’il répond en s’adaptant à l’état actuel de son individualité. Ses paroles amplifient la voix de la conscience de ceux qui l’écoutent et ravivent leur lumière intérieure. » (1)
Et lorsque je lis la tentative de description de ce qui s’est passé à une séance donnée je reste avec ma neutralité bienveillante et circonspecte (lire Savoret) ; en 2010 je suis incapable de comprendre la portée de ce qui s’est passé au moment de ladite séance ; même pas l’imaginer.
Je peux bien sûr me servir de ses paroles comme citations. Cent ans après je ne brandirai qu’une coquille vide ; certes que je peux remplir, mais alors ce sera mon contenu avec ma couleur et non plus la sienne. Cela se peut et cela se conçoit à condition de préciser qu’il s’agit de ce que l’on entend soi-même comme musique et non prétendre révéler sa musique à lui.
Je ne pouvais, et je ne peux toujours pas, prétendre « reconnaitre » ce personnage, si ce n’est rêver...
Et là encore il est tellement facile de prendre ses désirs pour des réalités. Peut-être peut-on s’octroyer le devoir de garder cela au profond de soi, dans un coin privilégié ? Et pour le comprendre, je me range encore de l’avis de Marc Haven, disant qu’« il faudrait pouvoir s’identifier à lui, rendre à notre âme sa transparence première, redevenir naïf comme le petit enfant qui trouve le merveilleux tout naturel (...) ; il faudrait ne rien savoir, ne rien désirer, c’est-à-dire tout attendre de l’Inconcevable qui est en nous comme nous sommes en lui. » (2)
Je me sens dans l’ignorance totale de l’identité spirituelle de cet homme et chaque fois que j’essaye de le ranger, puisque c’est mon moyen d’appréhender le monde, je sais en même temps que je ne puis le restreindre à ma vision. Je n’ai droit alors qu’à me taire, et je n’ai pas le droit de l’imposer aux autres, de m’en servir comme d’un étendard.
Il me serait plus facile d’écrire sur ce qu’a écrit Sédir, par exemple ; je me sentirais plus de liberté, confrontant ses idées aux miennes, parlant d’homme à homme, même si les expériences vécues sont différentes !
Parler de Lui ? s’il vous plait, laissez-moi revenir à la lecture d’Initiations...
(1) Marc Haven, Tao te King, Dervy Livres, 1986, p. 233
(2) Ibid. p. 169
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