par Paul Dewailly
L’ébéniste – un petit homme roux, aux longues moustaches – avait terminé son travail. Il se redressa, et ses yeux s’arrêtèrent sur un agrandissement photographique de la « Médaille du Campo dei fiori » suspendu au mur de mon bureau.
Il considéra longuement l’émouvante image ; et puis, sans préambule, une émotion dans sa voix aux intonations faubouriennes, il parla ainsi :
C’est Lui... Lui qui a fait entrer un soir, dans ma caboche têtue, qu’ils ont tort, les gens qui disent que les choses du Ciel c’est des choses très compliquées ; et que, quand il veut bien s’occuper de nous, il lui faut une mise en scène comme au Châtelet.
Moi, je peux pas dire que je le croyais, parce que le Ciel... eh ! bien, je n’y croyais pas !
J’y crois, maintenant, parce que j’ai vu, le soir en question, quelque chose qui m’a laissé d’abord tout ahuri... Mais j’ai réfléchi, j’ai écouté, j’ai regardé ; et j’ai compris.
Je vous raconte ça comme je peux, à la bonne franquette : je suis pas académicien, je suis ébéniste !
Donc, il faut vous dire que, dans la maison que j’habitais depuis quelques jours, il y avait une dame avec trois enfants : une dame veuve, dont le mari avait dirigé, en association, une petite affaire industrielle.
Un jour, il avait emprunté à son associé une assez forte somme qu’il lui avait rendue l’année suivante, ayant fait un petit héritage.
Ils avaient échangé des reçus en bonne et due forme, comme ça se doit, pour le prêt comme pour le rendu.
Bon.
Là-dessus, le mari de ma voisine meurt ; l’usine continue à marcher avec l’associé qui meurt quelque temps après, laissant, pour héritiers, des cousins éloignés.
Or, voilà-t-il pas qu’un beau jour ceux-ci viennent voir la dame et lui disent avoir trouvé, dans les papiers de leur parent, la trace d’un prêt à son associé, mais aucun remboursement quelconque effectué par celui-ci.
La veuve, qui avait vu le reçu, dans le temps, va à la commode où elle avait groupé tous ses papiers d’affaires.
Rien !
C’était ennuyeux ; mais tout le monde sait qu’un papier, ça se faufile souvent dans les coins abracadabrants ; on dirait qu’un papier, qu’on voit, a des petites pattes, qu’on ne voit pas ! Et que ces petites pattes viennent surtout aux papiers d’importance, et les emmènent en douce, on ne sait où !
*
Les jours suivants, on s’est tous mis à chercher ; les amis, les voisins, la concierge, son mari, son beau-frère – qui est de la Sûreté, pensez donc ! – et puis moi surtout, qui suis ébéniste !
On a tout regardé, Monsieur, tout visité, tout fouillé, tout sondé ! toutes les planches mobiles démontées, tous les tiroirs enlevés et vidés, tous les meubles déplacés, soulevés, retournés, toutes les tentures descendues, tous les tapis décloués.
Et toujours rien !
Pendant ce temps-là, les autres avaient porté plainte.
Et puis, vint le jour où, pour le lendemain, s’annonça la saisie.
*
Ce soir là, on s’était tous réunis, en une sorte de conseil de guerre, dans ce pauvre appartement plus bouleversé que s’il y était passé un cyclone...
Mais que faire de plus que ce qui avait été fait déjà ?
La pauvre femme, qui aurait été bien incapable de trouver la somme réclamée, pleurait doucement ; et les trois enfants pleuraient de la voir pleurer.
Alors, voilà que la concierge – une brave femme – arrive, et qu’elle dit, d’un air mystérieux : « J’ai dit à quelqu’un de venir ; laisse-le faire ; on dit un tas de choses sur lui, dans le quartier... »
Et puis elle ajoute, en baissant la voix : « Il paraît que c’est un saint. »
« Un saint ? Non mais, des fois ! », que je me dis.
Mais le « saint » en question s’amène, et salue, bien poliment.
Vous le voyez d’ici : ni grand, ni petit, ni gras, ni maigre ; pas très jeune, mais pas vieux ; pas élégant, bien sûr, mais pas négligé non plus ; et avec des yeux pas ordinaires ; c’est pas facile à expliquer, mais ce que je peux dire, c’est que, si j’étais heureux de croiser la lumière de ces yeux-là, c’est parce que je me sentais la conscience à peu près tranquille ; autrement, j’aurais mieux aimé qu’ils regardent ailleurs.
Alors, il commence à poser un tas de questions, d’une bonne voix toute compatissante et pleine d’intérêt : « Si on a bien regardé partout ? Pas seulement dans les meubles ; mais a-t-on examiné la comptabilité industrielle ? et les comptes personnels ? et les relevés de banques ? et les talons de chèques ? et les récépissés de mandats ? »
Et il répétait, d’un air convaincu :
« Il faut d’abord que l’homme fasse son possible, tout son possible, et plus encore que ce qu’il croit être la limite de son possible. »
Qu’est-ce que cela voulait dire ?
« En somme – qu’il finit pas dire en s’adressant à celle qu’il savait pourtant veuve – il n’y a qu’une personne qui puisse nous indiquer où est cette preuve qui nous manque : c’est votre mari. »
– Mais, balbutie l’autre, soudain toute pâle, il y a quatre ans que...
– Oh ! la mort !... la mort !..., qu’il répond, en faisant un geste comme pour chasser une mouche... »
Là, vraiment, il allait un peu fort !
Et j’ai pensé, avec toute l’assistance : « Il est un peu piqué, c’est dommage. »
Et puis, tout d’un coup, la Chose est arrivée.
*
L’inconnu s’est levé ; mais d’une façon telle que tout le monde s’est trouvé debout en même temps que lui ; et moi comme les autres.
Et je me disais, pour lutter contre un trouble qui me prenait à la gorge : « Ce qu’on doit avoir l’air gourde ! C’est-il qu’on va chanter la Marseillaise ? »
Mais non ; il s’est mis à parler lentement, gravement ; et ce qu’il a dit, je peux le redire, mot pour mot :
« Mon Dieu, vous avez voulu, dans votre sagesse, qu’un voile soit tendu entre les vivants et les morts ; mais vous avez permis parfois à l’un de vos serviteurs de lever ce voile, pour des causes justes ; ce soir, pour cette mère et pour ces enfants, voulez-vous le permettre encore ? »
Il s’est rassis ; et nous aussi.
*
J’étais pas très fier : les histoires de revenants, ça ne m’a jamais emballé ; j’ai pas peur des apaches, ni des cambrioleurs ; mais les fantômes avec leurs suaires, les têtes de morts, les tibias, j’aime pas ça, je le dis sans honte...
Mais j’avais bien tort de me faire du souci : rien d’extraordinaire ne s’est montré.
Seulement, l’inconnu a eu soudain un petit geste, comme pour remercier quelqu’un ; et puis il s’est levé et est allé droit à la commode, cette commode qu’on avait épluchée plus encore que tout le reste, vu qu’elle avait contenu tous les papiers d’importance.
Il a retiré le tiroir du bas, a enfoncé son bras et, sans seulement regardé, il a arraché et ramené un morceau de contre-plaqué qui s’était gondolé et avait fait poche, une poche invisible où était venu se nicher le fameux reçu, qui apparut enfin entre les doigts de l’homme tout souriant.
Ce fut une émotion, vous pensez !
Et un silence comme je n’en avais jamais entendu ! Je dis « entendu » parce que ce n’était pas un silence comme les autres...
Il y avait des choses, dans ce silence-là.
Des choses...
Ou quelqu’un.
*
Ce fut la porte, en se refermant, qui nous rappela à la réalité.
Notre visiteur avait pris son chapeau et s’était esquivé, sans attendre de remerciements et sans faire plus de bruit qu’une souris...
*
Mais figurez-vous que je l’ai revu, une demi-heure plus tard !
J’étais descendu au bar pour prendre un grog, histoire de me remettre de mes émotions ; et il était au comptoir avec un vieil homme très râpé mais très propre, un de ces types qui ne mangent pas tous les jours mais qui repoussent encore – mais pour combien de temps, hélas ! – l’aumône.
Mon inconnu bourrait de croissants son compagnon, à l’insu duquel il s’était fait passer, par le barman, des œufs durs.
Et il s’ingéniait, avec des ruses de peau-rouge, avec des gestes de prestidigitateur, à faire entrer les œufs dans les poches entrebâillés du pauvre hère, dont il détournait savamment l’attention...
Hélas !
Un œuf glissa, tomba.
Flouc !
C’était raté !
*
Alors j’ai entendu cet homme, l’homme du reçu retrouvé, le « Saint » du quartier, je l’ai entendu grommeler entre ses dents un vilain mot, un très vilain mot, un si vilain mot que je n’ose pas le répéter, foi d’ébéniste !
Et c’est à ce moment-là, Monsieur, que j’ai compris que les mises en scènes du Châtelet, c’était pas nécessaire, pour les choses du Ciel.
Revue Psyché, mars 1938
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