par Jacques Heugel
« C’était le grand cheval de gloire,
Né de la mer comme Astarté,
À qui l’aurore donne à boire
Dans les urnes de la clarté ;
L’alérion aux bonds sublimes
Qui se cabre, immense, indompté,
Plein du hennissement des cimes,
Dans la bleue immortalité. »
Victor Hugo (1)
Beethoven fut un grand lyrique, un des plus grands ; germain, il connut, comme notre grand lyrique celte, Hugo, à la fois le lyrisme intime et le lyrisme collectif, celui de la vie intérieure qui fait battre le cœur, celui de la vie cosmique qui gonfle les poumons. Plaçons-nous sous l’invocation de ce génie dont on fête le centenaire pour méditer sur la nature du lyrisme et sur ses manifestations.
Le lyrisme est une arme à double tranchant. Apollon est le dieu sans ombre de l’harmonie ; Dionysos, farouchement libre, frère d’Hermès, est plus lyrique que le Delphien lui-même, porteur de lyre, car au lyrisme convient l’indépendance. Et c’est l’indépendance qui donne à Dionysos son double cortège de sages initiés et de démentes ménades ; l’indépendance ouvre le ciel et l’enfer. Le mythe, – dont les âges classiques ont fait l’allégorie, – ne se fonde pas sur le moi personnel ; il échappe ainsi au danger de la dépravation. Le lyrisme, au contraire, est le chant du moi, de ce terrible moi humain, tour à tour sublime et vil, accordé à l’universel qui vibre en lui, ou enfermé en soi-même comme dans un cachot, inspirant tel jour un hymne à Lamartine, tel autre jour poussant Baudelaire vers de mauvais « frissons ». Mais telle est sa puissance qu’il permet de sonder les profondeurs infernales et, si l’esprit reste fidèle à sa divine Béatrice, de remonter jusqu’à la Rose céleste.
Dans le mythe la vie ne fait que se refléter comme en un miroir ; quand le lyrisme s’empare de l’âme, celle-ci communique directement avec la vie centrale, la vie du Verbe Solaire, sa source. À une octave inférieure, le lyrique possède la même nature que le mystique. Certes, il est plus prudent pour l’artiste de demeurer dans la discipline classique, pour le prêtre de ne point franchir les bornes du dogme ; mais qui veut aller jusqu’à Dieu doit passer par l’épreuve de l’indépendance, au risque de la damnation ; le ciel ne s’ouvre qu’à la violence, et « nul ne vient au Père que par Moi ». Malheur à qui s’attache aux spectres du Moi, hors de la clarté solaire ! Innombrables sont ces fantômes en qui le Moi se déforme, devenant parfois méconnaissable. Mais aux seuls lyriques égarés plaisent les paradis artificiels ; le grand lyrique, comme le grand mystique, n’a d’élan que vers le Moi réel, expression de l’éternel Je suis, tabernacle de la lumière et de la joie divines.
D’une manière plus précise, qu’est-ce donc que le lyrisme ? C’est, au premier degré, le simple plaisir de vivre, le plaisir de la fleur qui s’ouvre dans l’innocente beauté du matin. Au deuxième degré, c’est la tristesse devant le mal et la laideur que fait saillir la forte clarté de midi. Puis c’est la passion ; dans le soir tombant, le lyrique ressent cette « angoisse de la séparation » dont a si bien parlé Tagore (2) ; il souffre du mal de tous et de chacun, car le moi du grand lyrique, c’est aussi le moi des autres : « ...Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. ...Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi (3). » Enfin, au quatrième degré, le lyrique, dépassant les contrastes de joie et de douleur, atteint à la sérénité contemplative ; caché dans l’ombre auguste de la nuit, il prie, et sa prière retombe sur le monde en bénédiction. Au delà, il y a le Silence...
Beethoven a parcouru les quatre stades et il est monté jusqu’au Silence. Je doute que l’artiste qui ne voit dans l’art qu’un jeu de l’intelligence puisse se faire une idée juste du génie beethovénien. La nature du lyrisme lui reste aussi fermée qu’au prêtre sans ferveur la nature de l’extase.
Beethoven a tout d’abord chanté la vie ; il se trouvait alors sur le même plan que Mozart, ce divin enfant. Mais, bien vite, il s’est élevé aux degrés supérieurs du lyrisme. La Cinquième Symphonie est la parfaite expression de la vie intime du maître. Dans le premier mouvement palpite la tragédie du monde : destinée et providence, fatalité et liberté s’y affrontent brutalement. Le deuxième mouvement, c’est la mélancolie, le chagrin, le deuil, et c’est aussi 1’espoir au milieu même de la souffrance. Alors, soudain, éclate la joie profonde : l’âme s’est recueillie en son centre, et, dans la nuit sainte, elle rayonne sur le monde l’amour, la jeunesse éternelle et la force (4).
Le lyrique qui parvient à toucher au Silence, libéré des luttes inférieures, connaît son Moi réel ; il ne se sent plus séparé ni de son génie, ni de l’Âme Universelle, ni des autres êtres. Il n’a ni mépris ni orgueil. Il est capable de chanter pour tous. Et voilà comment il existe un lyrisme populaire.
À notre époque, l’esthétique régnante, fondée sur l’intellectualisme, à la fois brillant et glacial, de la Renaissance, considère tout lyrisme comme une activité inférieure ; mais elle n’a pas de mots assez durs pour le lyrisme populaire. La Neuvième Symphonie, ce magnifique chant de joie auquel prennent part les nations humaines, les légions divines et la nature aux êtres innombrables, la Neuvième Symphonie, pour nos délicats, épris, non point de diamants, – les moindres seraient encore trop gros, – mais d’une poussière microscopique de diamants, la Neuvième Symphonie est d’une nauséeuse vulgarité. Ah ! pauvres grands lyriques, vous que le thyrse a touchés, vous payez cher aujourd’hui d’avoir été des enthousiastes, d’avoir su prier, d’avoir su aimer ! Je veux croire que les critiques des taupes ne peuvent vous affecter, car vous vivez au grand soleil. Mais si ces importunes viennent jusqu’à vous, consolez-vous : il est au fond de l’âme française, qu’en vain l’on a voulu fausser, un vieux génie, le génie celtique ; celui-là n’a point dans la main de microscope ou de scalpel, celui-là n’est pas un raisonneur aux yeux secs ; celui-là se réveillera un jour – et vous comprendra (5).
Laissons les petits intellectuels à leur pétillante ironie.
(1) Dans les Chansons des Rues et des Bois, première pièce : le cheval. N’oublions pas que Pégase est né du sang de Méduse décapité par Persée. Claire image : le vrai lyrisme, celui qui emporte le « héros » dans le domaine des étoiles, ne peut prendre son vol que sur la dépouille mortelle de la nature inférieure, dont l’énergie vitale est régénérée par lui. Hugo, suivant une autre forme de la fable, fait naître Pégase de la mer, mais la mer est le sang de la Terre et d’autre part, Méduse, fille de Phorkys et de Kèto, est d’origine marine. Le symbolisme est ainsi le même.
(2) L’Offrande lyrique, LXXXIV.
(3) Préface des Contemplations.
(4) Si nous ne suivons pas ceux qui, par réaction contre les écrivains « mélodramatiques », cherchent à faire de Beethoven une sorte de génial blagueur, nous sommes de leur avis lorsqu’ils écrivent que le fond du génie beethovénien est la joie. Mais, autour de la joie, il y a le cercle des douleurs ; ces douleurs, auquel le génie ne s’attache point, qu’il ne fait que traverser pour atteindre à la joie centrale, ces douleurs ont bien quelque réalité relative, et Beethoven, comme Dante, n’a pas dû les ignorer au point de n’y voir que des « repoussoirs » d’ordre esthétique !
(5) Le génie celtique est sous l’influence prépondérante de Mercure. La plupart des Français ne veulent voir en cette puissance qu’un dieu léger, fort intelligent, certes, mais, vif et prompt comme l’alcyon, n’effleurant jamais que la surface des choses, – l’esprit dit gaulois. Nous souhaitons que pour beaucoup d’entre eux il redevienne l’Hermès Psychopompe [qui conduit les âmes].
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