par Chappuis
« De même que l’homme continue à être ce qu’il était auparavant, il est aussi déjà toujours ce qu’il deviendra. »
Jung
« L’homme qui ne sait pas qui il est, se méprise lui-même et ne fait pas grand cas de lui-même. »
Paracelse
Au centre de ces deux citations se trouve la personne, l’individu dans son identité, le Moi. Un terme dont il apparaît nécessaire de préciser le sens, tellement il est malmené. Nous sommes trop souvent embarqués dans des détournements de sens par des auteurs omettant cette clarification toute simple que je vous demanderai de garder en mémoire tout au long de ce texte : « Lorsqu’il est parlé avec une acception péjorative, de la personne, de l’individualité ou du moi, il ne faut pas entendre la forme sensible que ces mots désignent, mais l’esprit de propriété et d’orgueil qui l’anime » (1).
La question centrale et cruciale que chacun d’entre nous s’est posée ou se pose est : « Qui suis-je ? ». Non dans le regard des autres, ou dans la place que j’occupe, mais au profond de moi-même. Sédir, en posant la question : « Qu’est-ce que l’individu ? », nous introduit dans le vif de notre sujet ; il répond : « Ce n’est pas notre corps physique, puisque, sans la vie, il demeure inerte(...) C’est donc le Moi qui est la racine de l’individu(...) Le Moi, c’est ce sens qui nous individualise, cet organe qui fait que, quand j’aperçois un arbre, je sais immédiatement qu’il s’agit là d’une chose distincte et qui me rend conscient de cette distinction(...) Le Moi est, dans son centre le plus profond, identique à notre âme éternelle et immuable. » (2)
Nous noterons la place essentielle donnée au Moi ; il est ce par quoi nous sommes. Sédir lui reconnaît une réalité non négligeable puisqu’il en fait notre racine. Celle-ci plonge jusqu’à notre âme et ainsi le Moi, par la personnalité qu’il met en valeur, en devient l’expression même, dans l’homme corporel. Entendons-nous bien, il est évoqué ici le Moi essentiel c’est à lui que nous devons de participer à ces travaux auxquels Dieu nous a conviés en nous envoyant, ambassadeurs du Ciel, dans la matière. Cela ne supprime pas les difficultés, bien entendu, auxquelles nous sommes confrontés : quand on va au charbon on se salit. L’individu a donc appris à se parer de somptueux vêtements, à être sensible aux regards délicats, séduit par les volutes de parfums enivrants, croyant ainsi se développer par mille radicelles, prenant nourritures qui ne sont pas les siennes. « [Ainsi] il tend à s’accroître sans cesse au détriment des autres êtres et à s’opposer en même temps à toute tentative susceptible de diminuer ce qu’il considère comme sa propriété. Il finit même par se convaincre qu’un perpétuel accroissement est pour lui, une question de vie ou de mort » (3). Ce développement tentaculaire à la fois l’entrave dans ses mouvements et à la fois lui procure l’illusion d’une expansion infinie. Le remède nécessaire à ce sauvetage exige une « transplantation » de ces dites radicelles en d’autres terres nourricières. Cette régénération vers laquelle il marche alors est bien sûr vécue avec une succession de renoncements, de détachements, de nettoyages. Mais attention, « ce serait une erreur de croire que les renoncements annihilent la véritable personnalité(...) Tous nos organes, toutes nos facultés sont également nobles, ils viennent du même principe et ne subsiste que par lui. Une doctrine qui inciterait à mépriser l’un des instruments naturels dont nous avons été dotés pour accomplir notre mandat, aurait pour résultat de retarder la régénération de celui qui s’y conformerait. » (4) Ainsi tout ce qui dans sa manifestation avilit, salit, détruit l’individu dans son corps comme dans son esprit n’est que propagande séduisante et malsaine de celui qui dispute avec Jésus.
« C’est sur cette terre que se tiennent nos premiers devoirs, les inévitables, les indispensables ; c’est notre personnalité terrestre qu’il faut d’abord connaître, pratiquement... » (5) Cette œuvre devient Grand-Œuvre pour devenir Chef d’Œuvre.
« Dans l’accès à la personnalité, il n’y a rien moins que le déploiement le meilleur possible de la totalité d’un être unique et particulier. » (6) Cette aventure que l’on retrouve dans beaucoup de contes a été nommée par Jung « processus d’individuation » ; « une aventure aboutissant à une ampleur et une paix où se concilient les oppositions et les séparations dont est faite notre vie ordinaire... procurant une joie que le monde ne peut ôter. Rien de béat en cela : non l’évasion de la dure condition humaine, mais bien son acceptation plénière, sous tous ses aspects, qu’ils soient élevés ou sordides, nobles ou vils, dans une adhésion souple et aimante, à tout ce que l’existence nous apporte..., confrontation courageuse avec le destin, faite à chaque instant de choix et de discernement de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas, de ce que je dois accueillir et de ce que je dois refuser pour être dans la voie centrale, au rythme de l’univers tel qu’il se manifeste en moi, microcosme, me soumettant à l’Amour qui meut le Soleil et les autres étoiles » (7).
Cet accès à la personnalité est encore trop souvent vécu par beaucoup de personnes, comme un chemin dangereux sur lequel il convient, par pusillanimité religieuse, de ne pas s’aventurer. Il est de bon ton de suivre, pieusement et peureusement, ceux qui incitent à l’effacement de cette même personnalité. La découverte de la personnalité fait peur. Cette peur est bien plus que conséquence de l’impact religieux sur nos personnes, nos mentalités, nos éducations ; elle fait partie du trouble qui naît chez chacun d’entre nous quand il doit s’affronter à lui-même, quand il ose faire le premier pas de se regarder tel Narcisse, quand il ose se dire : « Mais qui suis-je ? », quand alors sans réponse, croulant sous les décombres il ose appeler au secours.
La personnalité n’est pas le masque mais bien plus ce qui se cache derrière le masque qui sert alors à afficher une autre personnalité transitoire à laquelle on finit parfois pas succomber : dur est le réveil le lendemain de carnaval même à Venise ! Il nous a bien pourtant été utile ce masque à certains moments privilégiés de notre existence, comme l’adolescence par exemple, mais un jour il faut bien le tomber et il vaut mieux le quitter soi-même que de se le faire arracher par d’autres. Gardons cependant présent à l’esprit dans nos rapports avec l’autre que « personne ne développe sa personnalité parce qu’il lui aura été dit qu’il serait utile et opportun de le faire... sans nécessité, rien ne change... Le développement de la personnalité n’obéit à aucun désir, aucun ordre, aucun avis ; il n’obéit qu’à la nécessité, il faut qu’il soit motivé par la contrainte d’un destin interne ou externe. » (8)
« La personnalité est le Moi, qui est ainsi une expression de l’âme dans le corps humain. L’âme s’efforce de manifester sa nature divine et ses qualités cosmiques à travers la conscience de l’homme. » (9) Il y a dans ces propos comme un double mouvement ascendant et descendant ; descendant dans le fait que le Moi naît du désir d’incarnation de notre âme, ascendant par le fait que « c’est dans la mesure où l’homme devient conscient de son essence divine, de son âme, que le Moi ou la personnalité s’y conforme(...) Cette personnalité est une manifestation distinctive du caractère avec ses qualités particulières et innées, elle révèle ou établit l’identité de tout être. La personnalité semble être à l’opposé de l’individualité. » (10) On retrouve cette même distinction chez Jung : « l’individualisme accentue à dessein et met en relief la prétendue particularité de l’individu, en opposition aux égards et aux devoirs en faveur de la collectivité. » (11) La personnalité « concerne l’homme intérieur » (12), alors que l’individualité positionne l’individu par rapport à l’extérieur, aux autres, à la société. En tant que manifestation de l’âme, « la personnalité reflète le caractère qu’elle a élaboré à travers les cycles du temps depuis le moment de la création. Elle révèle tout ce qui a été accumulé au moyen d’innombrables expériences. Elle exprime toutes les qualités que l’âme a acquises comme caractéristiques particulières. Et il y a ainsi toutes sortes de personnalités qui sont fonction de l’évolution de chacun... D’un autre côté l’individualité se rapporte à la partie mortelle et transitoire de l’homme. Le mot individualité s’applique à l’être qui possède un corps composé d’unités qui ne peuvent être divisées ou séparées les unes des autres sans détruire la manifestation de cet être. Elle est essentiellement matérielle parce que son but dans la vie est de fonctionner sur le plan terrestre. » (13)
« L’épanouissement de la personnalité c’est aussi fidélité à sa propre loi » (14) et « comme chaque individu a sa loi de vie innée en lui, chacun a théoriquement la possibilité d’obéir avant tout à cette loi et devenir ainsi une personnalité, c’est-à-dire de parvenir à la totalité » (15). Mais comment accéder à cette « loi de vie interne » ? Nulle formation humaine ne contraindra l’homme à ouvrir le sanctuaire où elle réside. Elle ne peut tout au plus que l’amener à s’interroger, car il n’y a rien d’inutile sous le dépendance du Ciel. « Veillez et priez », conseille l’Évangile ; veiller c’est avoir un regard ouvert sur son Moi, dans sa découverte, et un regard aussi ouvert sur ses manifestations ; c’est aller vers cette vigilance qui nous permet d’accéder à une plus grande clarté sur nous. « Connais-toi toi-même avant de prétendre connaître les autres ! » Cette meilleure connaissance de soi n’est pas seulement une connaissance psychologique, mais sûrement une meilleure adéquation entre nos manifestations externes et notre loi interne. C’est aussi l’acceptation de notre condition humaine dans ses jeux théâtraux où disputent ombre et lumière.
Obéir aux autres lois externes, aux conventions morales, sociales, politiques, philosophiques et religieuses, ne nous amène qu’à la création de personnalités qui ne sont pas la nôtre propre et qui se désagrègent au moindre coup de vent ; mais il est nécessaire de passer par là pour pouvoir un jour ne plus s’intéresser consciemment qu’à sa propre voie que seul peut nous faire découvrir notre Ami. Il s’agit bien d’obéir à cette loi de vie qui est notre sceau personnel et non à toutes les autres lois qui ne sont que des dérives passagères. Cette découverte est marquée d’un signe personnel à chacun, un simple jalon dans une existence qui se dévoile bien souvent, mais pas toujours, lors d’une crise physique ou psychique. Ce signe devient comme une sorte de blason auquel nous nous rallions par moment.
La voie qui nous est en fait proposée, nous offre une prise en charge de nous-même, prise en charge de toutes les scories du passé, sans tout le cinéma des expédients religieux ; c’est pour une meilleure santé de tout notre être que nous œuvrons, mieux qu’une sainteté d’homme. « Entrer en contact avec sa personnalité correspond à en épouser le devenir : on se lie d’amitié avec cette figure intérieure... » (16) La rencontre avec notre personnalité ne peut se réaliser qu’« à mesure que l’homme élève sa conscience et devient plus sensible aux influences de son âme, sa conduite et ses pensées correspondent davantage à la nature spirituelle de son âme (...) C’est donc la personnalité que l’homme doit développer graduellement. Cette évolution consiste à chercher à rendre la personnalité parfaitement conforme à l’essence de l’âme et à exprimer objectivement toutes les qualités spirituelles intérieures. » (17) L’âme, indifférenciée dans son essence, acquiert alors par ses incarnations multiples tout ce qui la fait unique, tout ce qui la personnalise et c’est le Moi qui ouvre la porte au Christ et L’accueille.
(1) Marc Haven, Tao te King, Paris, Dervy-Livres, 1986, p 145.
(2) Sédir, La Voie Mystique, Paris, Amitiés Spirituelles, 1981, pp. 14, 116, 117.
(3) Marc Haven, op. cit., p. 142.
(4) Ibid., pp. 144, 145.
(5) Sédir, La Voie Mystique, Paris, Amitiés Spirituelles, 1981, p. 11.
(6) Jung, Problèmes de l’âme moderne, Paris, Buchet/Chastel, 1961, p. 250.
(7) E. Perrot, préface de la Voie de l’individuation dans les contes de fées par M.L.V. Franz, Paris, La Fontaine de Pierre, 1985, pp. 10-11.
(8) Ibid., p. 331.
(9) Extraits d’un document manuscrit de François Laloge.
(10) Cf. note 9.
(11) Jung, op. cit., p. 199.
(12) Cf. note 9.
(13) Cf. note 9.
(14) Jung, op. cit., p. 253.
(15) Jung, L’âme et la vie, Paris, Buchet/Chastel, 1995, p. 328.
(16) M. L. V. Franz, op. cit.
(17) Cf. note 9.
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