par Pierre Wilson
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Les deux premiers jours du voyage ont passé très vite, comme dans un enchantement.
Le chemin s’élève lentement en ondulant, épousant les contours de l’étroite vallée d’un joli torrent qui murmure en remontant de vasque en vasque, de cascade en cascade. Tantôt il côtoie des prés dont l’éclatante verdure s’émaille de mille fleurs aux couleurs si vives, tantôt il franchit des forêts dont les épais ombrages sont pleins de chants d’oiseaux, et où l’œil peut poursuivre, à travers les branches, les gambades des écureuils.
Les nuits sont claires et douces. Pas un nuage au firmament et lorsque, dans l’odorante fraîcheur du matin, on se remet en route, tout paraît si calme, si pur ! À la halte du soir, le regard plonge encore au fond de la vallée, jusqu’au petit village dont on distingue encore les lumières, les grands feux de joie de la Saint-Jean. Mais on n’en perçoit déjà plus les rumeurs, et la cloche de l’église a cessé sa réponse aux sonnailles des troupeaux.
Deux jours encore, au long desquels on a continué à monter... monter... toujours monter... Le chemin est devenu plus abrupt, l’ascension plus pénible. Le décor a changé, plus sauvage et plus noble et découvrant déjà dans le lointain des horizons nouveaux. Keph, maintenant, parfois hésite longuement avant de décider de l’emplacement de la halte ou du camp.
Aux premières lueurs de l’aube frileuse, les dormeurs s’éveillent. Descendant des cimes, une brise fraîche achève d’effilocher et de balayer les houppes laiteuses qui s’accrochent encore aux flancs des buissons. Tout de suite, Keph s’affaire à ranimer les derniers tisons qui rougeoient encore faiblement sous la cendre du feu de camp, tandis que Yann, armé d’un seau de toile, ira puiser l’eau pour le café matinal dans la vasque de granit d’où s’échappe, à quelques cent pas en amont, le mince filet de cristal qui va donner naissance au torrent.
Et voici que, de son regard perçant et toujours aux aguets, Keph vient de repérer, à côté de la source, un jeune chamois en train de s’y désaltérer. Dans le silence total, et à cause du vent qui rabat devant lui l’effluve de l’homme, le gracieux animal n’a pas encore pris conscience de l’insolite présence. D’un mouvement furtif, sans le moindre bruit, Keph glisse la main vers la carabine armée à sa portée. Sans hâte, minutieusement, il épaule : dans le collimateur de la lunette, l’innocente bête apparaît, proie facile. Mais, à l’instant précis où il appuie sur la gâchette, un geste de Spyr, aussi rapide qu’imprévisible, vient faire dévier le canon de l’arme. Le coup part ; au bruit de la détonation le chamois bondit et se trouve aussitôt hors d’atteinte.
Keph est furieux :
– Pourquoi, Spyr... ? Pourquoi ce geste stupide ? Nos provisions commencent à s’épuiser et je suis certain que Yann aurait vivement apprécié l’aubaine d’un cuissot de chamois, grillé sur un feu vif de genêt et de romarin !
– Non, Keph ! nous n’avions pas le droit d’ôter la vie à ce pauvre animal sans défense. Si nous avions été vraiment à cours de vivres, peut-être... et encore ! Mais ce n’est pas le cas, et je suis sûr que Yann me pardonnera sans peine de l’avoir privé de ce délicat festin. Quant à toi, Keph, sans doute retrouveras-tu une occasion meilleure de nous faire admirer ton adresse.
Keph hausse les épaules, en maugréant, et Yann, tout pensif, se dirige vers la source avec de gros soupirs.
Le site est maintenant devenu plus sauvage. Un sol rocailleux aux failles duquel des arbustes chétifs accrochent leurs formes torturées. À l’ombre chiche d’un bouquet de coudriers, une tache de verdure où l’on va mettre sac à terre pour la halte méridienne. Keph, déjà, s’occupe à faire chauffer l’eau pour le thé. Yann, une timbale à la main, se dirige vers la descente.
– Alors, Yann ! Fâché avec l’appétit ?
– Oh ! Non ! deux minutes... je reviens tout de suite !
Et il disparaît en courant.
Quelques instants plus tard, voici revenir Yann, le visage décomposé. De grosses gouttes de sueur perlant à son front ; il paraît souffrir atrocement. Avec un pauvre sourire, il tend à Spyr le gobelet plein de framboises.
– Tiens, Spyr ! Je sais que tu n’es pas un gros mangeur, et j’ai remarqué que tu aimes bien les framboises. J’avais repéré celles-ci, au passage ; alors j’ai voulu te faire plaisir. Seulement, en étendant le bras dans les ronces pour les cueillir, j’ai senti tout à coup une vive douleur et j’ai cru voir la forme sombre d’un serpent s’enfoncer dans le fourré.
Et Yann montre son avant-bras à ses amis : au centre une plaque bleuâtre toute tuméfiée, deux points rouges...
– Une morsure de vipère, murmure Keph ; par bonheur j’ai pensé à me munir de sérum.
– Non, Keph ! pas de sérum, gronde Spyr. Écoute-moi bien ! ceci est entre Yann et moi une affaire personnelle dans laquelle tu n’as rien à voir. Ce qui arrive à Yann, c’est à cause de moi, par ma faute, et je désire faire face seul à mes responsabilités. Alors, si tu le veux bien, occupe-toi seulement de préparer pour Yann une bonne tasse de thé bien fort, bien chaud et bien sucré. Apporte-moi ton rasoir, un peu de gaze, et... pour le reste, je m’en charge...
Dans l’avant-bras du colosse, le rasoir vient tracer une légère incision en forme de croix. Appliquant alors à plusieurs reprises ses lèvres sur la plaie, Spyr aspire longuement, puis recrache le sang corrompu qui s’écoule, puis recommence encore. La plaie cesse de saigner. Écrasant alors dans sa bouche une poignée de framboises, Spyr forme avec cette bouillie rouge mêlée de salive une sorte d’emplâtre dont il recouvre la plaie : un tampon de gaze, un mouchoir noué par-dessus pour maintenir en place ce grossier pansement.
– Et voilà ! Et maintenant, Yann, bois ton thé et repose-toi un moment, tout ira bien.
;Docile, Yann ferme les yeux ; souriant, détendu, il garde entre ses grosses pattes velues les doigts de son ami. Un long moment, sans bouger, en silence, ils demeurent ainsi. Puis Yann ouvre les yeux et, avant que Spyr ait pu esquisser un geste, il porte à ses lèvres la main de son ami et la baise avec ferveur. Spyr défait alors le pansement ; sur la peau du bras, redevenue saine et blanche, la petite incision en forme de croix rouge ne laisse déjà plus qu’une trace insignifiante.
Keph est demeuré à l’écart. Son regard, d’une étrange intensité, est resté fixé sur le groupe que forment ses deux compagnons.
Ainsi donc... l’Amour posséderait une vertu magique, dépassant – et de loin ! – le pouvoir de la science !
Alors, tournant la tête du côté de son ami, et clignant de l’œil comme s’il avait pu lire au fond de sa pensée :
– Mais bien sûr ! répond Spyr. Et maintenant, en route !
Ce matin-là, le soleil ne s’est pas levé. Le paysage est demeuré empaqueté dans un coton si épais que le regard aigu de Keph n’arrive pas à le percer. Bon gré, mal gré, il va falloir attendre que se dissipe ce voile humide et froid qui les retient prisonniers, pelotonnés l’un contre l’autre sous la toile de tente qui les recouvre, incapables de voir à deux pas devant eux. Les heures s’égrènent, interminables ; les mines sont maussades. Enfin, à l’approche du crépuscule, la brume paraît vouloir se déchirer ; à quelque distance, des pointes de rocher commencent à émerger çà et là ; cependant le plafond reste bas, et l’horizon bouché par des nuages sombres.
Un grand vol de corbeaux vient tournoyer en croassant au-dessus du petit groupe, et Yann croit sentir la vrille stridente de leurs cris pénétrer au fond de son cœur.
– Que fais-tu donc ici, pauvre Yann, grelottant et transi ? Qu’attends-tu donc pour redescendre vers la vallée ? Tu es encore à temps, et là-bas, au village, on serait si heureux de t’accueillir ! Car ils ont besoin de tes bras. Ils se préparent pour le dîner; sur la table fume une bonne soupe aux choux avec du lard, des saucisses, du bon pain blanc et, dans la cruche, ce joli vin frais qui réchauffe si bien le cœur !
Et voici que, d’une anfractuosité de rocher, au cri lugubre des corbeaux vient répondre le hululement d’un hibou :
– Hou ! Hou ! Vos muscles sont las, vos jarrets trébuchent ; vos provisions s’épuisent. Le chemin est encore bien long, devant vous, et ne voyez-vous pas l’orage qui s’amoncelle sur vos têtes ? Et là-haut, à ce col que voulez atteindre – en admettant même que vous arriviez jusque là – espérez-vous donc trouver d’autre choix que de vous rompre les os au fond de quelque précipice, ou d’y mourir de faim et de froid ? Hou ! Hou !
Yann est pâle et gémit, impressionné.
– Keph... ! Toi qui voulais tant nous faire voir ton adresse, qu’attends-tu donc pour nous débarrasser, en leur tirant dessus, de ces vilains oiseaux de malheur, jeteurs de sorts et semeurs de doutes ?
À la demande de Spyr, Keph ajuste et tire à plusieurs reprises. Mais ces cibles mouvantes semblent invulnérables ; un instant dispersés, les oiseaux noirs reprennent leur ronde en ricanant de plus belle comme pour narguer le tireur ; et le hibou fait entendre à nouveau sa mélopée funèbre. Alors, Spyr, tirant son « flutiau » de sa musette, se met à jouer un air champêtre, allègre et doux. Et voici que, à tire d’ailes, s’enfuient les corbeaux ; voici que se tait le hibou. Rasséréné, Yann retrouve son sourire et, quelques instants plus tard, son ronflement sonore accompagne l’essor de la naïve cantilène.
Un grand moment encore, Keph et Spyr demeurent attentifs, immobiles, semblant guetter l’apparition des clous d’or que les étoiles viendront piquer au manteau sombre de la nuit.
Profondément troublé, Keph fixe sur son compagnon un regard étrangement intense, comme s’il était prêt à lui proposer, en échange contre l’humble « flutiau », tous les pouvoirs de la Science et tous les trésors du Monde...
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