par Pierre Wilson
On approche du col. Le temps est à l’orage. Depuis le matin, le soleil darde implacablement le feu de ses rayons. Incommodé, Yann a enlevé son bonnet de fourrure et marche nu-tête, dans cette gorge aride surplombée d’énormes falaises, parmi des alignements de blocs de rocher rappelant les dolmens gaulois. Pas une source en vue, et Yann a épuisé sa provision d’eau. Succombant alors à la soif ardente qui le torture, le malheureux vient de vider goulûment la gourde de vin qu’il tenait en réserve. Quelques instants plus tard, le voilà qui chancelle et s’abat d’un coup, terrassé par l’insolation. Aussitôt accourus, ses compagnons réussissent à le ranimer ; il souffre de violentes douleurs de tête et, de plus, dans sa chute, il s’est foulé une cheville ; le pied commence à enfler. Pas question de repartir dans cet état. Maintenant le soleil se cache, de gros nuages noirs s’amoncellent rapidement au niveau des crêtes, et, soudain, l’orage éclate avec une violence inouïe : des éclairs aveuglants se succèdent sans cesse dans le vacarme ininterrompu du tonnerre. Sous la pluie qui s’abat, torrentielle, Keph et Spyr mettent leur ami à l’abri sous un dolmen ; tandis qu’avec douceur Spyr lui masse la cheville, le colosse gémit sourdement. Keph s’élance sous l’ondée pour récupérer le chargement de Yann ; mais Spyr, ayant levé les yeux vers les crêtes, le hèle soudain d’une voix impérieuse :
– Keph ! Keph ! viens vite... pas un mot... Vite !... Aide-moi à sortir Yann de là-dessous. Plus tard tu comprendras !
Docile, Keph obéit sans mot dire et, soulevant le colosse par les jambes et les épaules, les deux amis le traînent et le déposent quelques pas plus loin sous une toile de tente. Spyr n’a pas cessé de maintenir son regard fixement braqué sur le sommet de la falaise. Une lueur fulgurante... un fracas terrible... un énorme quartier de roche dégringole en broyant tout sur son passage, à l’endroit même où, quelques secondes plus tôt, Yann était étendu. Blême, un tremblement convulsif agitant son menton, Keph, médusé, regarde Spyr à la dérobée. En silence, calmement, comme si de rien n’était, Spyr se remet à masser la cheville de Yann, qui sourit.
– Je me sens mieux... bien mieux !
– Le col n’est plus très loin... il faudrait essayer d’y arriver avant la nuit...
Dans un effort héroïque, tendant toute sa volonté, Yann se remet debout et s’efforce de faire quelques pas; mais on sent bien qu’il est à bout de forces.
– Courage, mon bon Yann. Nous touchons au but, explique Spyr avec douceur. Là-haut nous allons trouver du secours. Oui ! des amis à moi à qui j’avais donné rendez-vous et qui, sans doute, nous attendent déjà avec tout ce qu’il faut pour nous venir en aide.
Dans un suprême effort, s’appuyant sur ses deux amis, Yann s’est remis en route.
Au moment où le petit groupe atteint enfin le refuge qui marque l’arrivée au col, la nuit achève de tomber. De chaque côté Keph et Spyr soutiennent, en le portant presque, leur malheureux camarade qui trébuche à chaque pas. Avec précaution, ils le déposent sur la litière de branchages et de fougères sèches qui garnit le sol de la misérable cabane. À bout de forces, Yann s’affale en gémissant, sans bouger, les yeux clos ; sur son visage pâle, aux traits tirés, se lit une atroce souffrance.
En se relevant, Keph et Spyr prennent conscience de la présence, au fond de la cabane, de quelqu’un qui paraît les attendre, et dont la haute silhouette semble se détacher sur une sorte de halo de lumière très douce. L’inconnu se dirige vers eux, en souriant, les mains tendues...
– Soyez les bienvenus, mes amis ! Toi, Spyr, que je reconnais pour t’avoir déjà rencontré dans d’autres circonstances ; vous, Keph et Yann, dont j’espérais également l’arrivée. Mon nom est Doth. J’ai pour mission de vous accueillir, de préparer avec vous la suite de votre voyage, et d’être votre guide vers le but que vous souhaitez atteindre. Vous voici parvenus à l’étape, et je sais que vous avez fait preuve de courage, de persévérance et de bonne volonté. Vous êtes exténués par le rude effort que vous venez de fournir, et vous avez acquis tous les droits à quelques instants d’un repos largement mérité. Mais laissez-moi d’abord vous parler à chacun ; car j’ai beaucoup de choses à vous dire. Approchez-vous et surtout, soyez sans crainte, car je suis votre ami et je ne désire rien que votre bien à tous trois !
À toi d’abord, mon brave Yann... Te voici complètement épuisé, incapable de faire un seul pas de plus. Avant de te remettre en route vers ce but auquel tu aspires, il va falloir te reposer un peu pour réparer tes forces. Mais, avant de te plonger dans les délices de cet indispensable repos, il faut d’abord que tu entendes ce que j’ai à te dire, et qui est capital pour la joie de ton cœur et la paix de ton sommeil.
Écoute-moi bien : Vous voici arrivés, tes compagnons et toi, au point que vous aviez fixé au départ pour l’arrivée de ce qui n’est pour toi qu’une première étape. Le but est encore loin, bien au-delà de ce col auquel vous venez d’accéder. Mais le seuil de ce col il ne peut être question de le franchir dès maintenant, dans l’état où tu te trouves actuellement. Tu es beaucoup trop lourd, trop dense, et tu ne pourrais avoir accès dans ces zones éthérées où tu serais dans l’impossibilité de te maintenir et de te mouvoir. Tu devras commencer par t’alléger de l’encombrant fardeau de cette matière pesante qui, sans pouvoir désormais t’être d’aucun secours, ne saurait plus qu’entraver et retarder ton essor. Tu vas donc t’endormir bien sagement, d’un sommeil très doux, dans le sein maternel de cette terre qui fut pour toi une si tendre nourrice et qui te combla si généreusement de tous ses dons les plus précieux. Tout ce que tu lui avais alors emprunté sans compter, le moment est venu pour toi de le lui rendre sans regret, largement, afin de lui permettre d’en disposer de nouveau, tout comme elle avait pu le faire pour toi-même, en faveur d’autres fils qui sont aussi tes frères. Et quelle joie, de pouvoir, sans souffrance, par le plus merveilleux des prodiges, achever de te libérer envers celle à qui tu dois tant, sans que vienne à s’abolir ou à se perdre la plus infime parcelle de ce qui fut la substance de ton corps, tes muscles, tes os, ton sang, toute ta chair ; toutes les cellules de ton être vivant vont se trouver reprises, transmuées dans d’autres organismes, en te laissant, pour toi, la sublime fierté de cette participation si intime, si féconde à la CRÉATION d’autres vies, d’autres combinaisons moléculaires d’énergie, de lumière, de mouvement, de formes, de couleurs, d’harmonies, de parfums.
Tu dormiras ainsi, et ton frère Keph demeurera près de toi pour veiller sur ton sommeil. Et, quand le moment sera venu (Quand... ? Bientôt, mais peu importe, puisque, dès à présent, pour toi, le Temps n’existe plus, te voici affranchi de sa dure contrainte !), je reviendrai avec Spyr vous chercher tous les deux, pour vous conduire enfin vers la réalité de ce Rêve dont tu ne saurais maintenant concevoir toute la splendeur, dans l’éternelle béatitude de l’Universel AMOUR !
Prends donc congé, maintenant, de ceux qui furent pour toi des compagnons généreux et des amis fidèles ; le moment est venu de te séparer d’eux. Mais, surtout, ne crains pas que ce soit un « adieu », car, bientôt... je te l’affirme sur ma foi, vous vous retrouverez pour un bonheur sans fin.
Du bout de son index, Doth touche le front, puis le cœur de Yann et celui-ci s’endort avec un sourire d’extase.
– Et maintenant, Keph, à ton tour... Approche-toi de la porte et regarde ! À quelques pas d’ici, ne vois-tu pas, à l’abri de ce gros rocher qui le défend des rigueurs de l’hiver et des assauts de la tempête, ce petit tertre de gazon, bien orienté pour recevoir au point du jour les premiers rayons du soleil ? C’est là que demain, dès l’aube, nous viendrons ensemble préparer le repos de ton frère Yann ; dans la terre meuble et légère il nous sera facile de creuser la couche où il dormira son dernier sommeil. Spyr sortira, de la petite boîte préparée à son intention, les offrandes destinées à son ami et les disposera suivant les rites pieux :
– au-dessus de son front, le rameau argenté d’où lentement croîtra cet arbre pathétique, dans le fruit noir duquel se distille ce fluide d’or, dont l’onction sacrée marquera le front des Rois et celui des Élus ;
– dans ses deux mains, les grains de froment d’où germeront ces épis blonds dont la sainte farine préparera le Pain de la Vie éternelle ;
– près de sa bouche, le sarment de vigne, d’où naîtront les grappes vermeilles qui portent dans leur sein l’Esprit de Vérité ;
– sur sa poitrine, une bouture de rosier, dont la racine ira chercher jusqu’au fond de son cœur tous les sucs d’une sève plus ardente et plus riche...
Et sur toute la surface du tertre, il éparpillera – parmi les herbes drues dont chaque limbe largement étalé sait offrir le trésor d’une perle de rosée à la soif des oiseaux du ciel – les semences sans prix des milles fleurs sauvages, aux humbles corolles desquelles les abeilles viennent, patientes, butiner le miel de la Toute Sagesse.
Ensuite, tu viendras nous accompagner, Spyr et moi, jusqu’au belvédère d’où nous prendrons notre essor. L’espace d’un moment, il te sera permis de contempler les splendeurs de ces horizons merveilleux, interdits aux yeux des mortels, et dont leurs pas ne sauraient fouler les parterres embaumés. Après notre départ, tu t’en reviendras seul, t’asseoir au bord du tertre où repose Yann. La tristesse sera dans ton cœur, une tristesse comme tu n’en connus jamais... ineffable, exquise.
Longtemps, longtemps, tu demeureras, immobile, à méditer sur ce que fut ta vie, revivant tous les drames de tes vanités, de tes doutes, de tes blasphèmes, déplorant tes erreurs, et regrettant tes fautes. De tes paupières brûlées des larmes jailliront, et tombant sur ton cœur comme une onde lustrale, dissipant les mirages de la vaine science, lavant les taches de l’orgueil, feront éclater l’idole de l’EGO. Et, s’épandant, enfin, à travers l’humus essentiel des Transfigurations, leur flux ardent viendra catalyser les réactions obscures où se consomme le miracle des incessants Renouveaux.
Et puis, un jour viendra où, du cœur de Yann et des larmes de Keph, jaillira, triomphale, la pourpre loyale de la Rose d’Amour. Alors, vous saurez que les temps sont révolus, et ce sera, pour Spyr et pour moi, le signal, si longtemps espéré, pour venir vous chercher et vous mener, libres enfin, là où nous allons annoncer et préparer votre arrivée.
Pour toi, Spyr, je n’ai plus rien à ajouter que tu ne saches déjà. Alors, si vous le voulez bien, mes amis, unissons-nous un moment en ESPRIT pour méditer, pour prier et pour rendre grâces. Ensuite, nous dormirons un peu, à tour de rôle, et, demain, IL FERA JOUR !
Commentaires