par Marane
Sédir prononce ces phrases lors d’une allocution en septembre 1920.
Il est exceptionnel de voir réunis ces deux termes, idéalisme et réalisme qui sont ordinairement opposés l’un à l’autre. Sédir tente dans un raccourci saisissant de réunir deux courants de pensée qui ont toujours été présentés comme antinomiques. Et pourtant, si l’on ne veut pas dénaturer le message du Christ, il fallait le faire, ce qui dans l’histoire du christianisme n’est pas évident. Celui-ci a subi différentes influences qui ont toutes cherché à éviter le plus possible le réalisme, pour aller vers l’idéalisme.
Nous comprenons bien qu’il faut allier les choses du ciel à celles de la terre. Nous sommes à la fois dans la métaphysique et dans l’immanence des choses. Sédir dans son œuvre est suffisamment explicite sur la direction dans laquelle nous avons à nous engager si nous voulons réunir ces deux aspects qui semblent pourtant contradictoire au départ. Nous venons d’un ailleurs, avec notre esprit et notre âme, lesquels s’incarnent dans un corps en chair et en os. Nous vivons dans la matérialité terrestre et nous avons à accepter l’incarnation, tout comme l’a fait le Fils de Dieu.
Pourquoi l’idéalisme et le réalisme sont-ils si difficiles à concilier ? Ce clivage antagoniste semble exister depuis toujours, notamment chez les philosophes grecs qui l’ont le mieux explicité. Il semble que l’on a toujours fait une distinction défavorable a priori entre le spirituel qui vient d’en haut (ou d’ailleurs) et les choses de la terre qui sont plus grossières et imparfaites.
Ce clivage a donc été repris par les différentes branches du christianisme qui ont dénaturé à différents degrés le message initial apporté par le Christ lorsqu’il est venu s’incarner sur terre, un message novateur et libérateur qui n’a pas pris une ride en deux mille ans.
Mais quid de l’idéalisme ? Quid du réalisme ?
Un premier courant, plutôt métaphysique, porté par Platon, dont les œuvres sont parvenues jusqu’à nous, grâce à l’intérêt que lui a prodigué l’Église, car la plupart de ses vues étaient conformes à celles véhiculées par elle. Un deuxième courant, porté par les philosophes dits « hédonistes » qui eux, s’intéressent à l’immanence des choses. Ils ont été très critiqués, voire vilipendés, car les premiers, ils ont osé s’élever contre les superstitions religieuses de leur époque ; les premiers, ils ont osé penser le monde indépendamment de présupposés métaphysiques, en se servant librement de leurs capacités réflexives et de leur sens de l’observation. Ce sont les premiers scientifiques (théorie des atomes), ce sont les premiers athées, qui ont osé se débarrasser des rites et des prêtres de leurs dieux (grecs), en affirmant qu’il n’existait que la vie terrestre. Ils ont porté toute leur attention sur le « Comment vivre au mieux cette vie ici-bas ». Ne nous trompons pas sur le sens du mot hédoniste, qui veut dire plaisir (du grec hédonè) ; non, ce ne sont pas des débauchés, au contraire, ils ont construit une philosophie, dont l’objectif est le souverain bien, qui sous-entend que le bien est identique au bon et à l’utile, pour éviter la souffrance et créer du plaisir. Ce choix permet de conserver la paix de l’âme, la sérénité du corps et l’équilibre obtenu par le travail sur soi. Ce qui suppose une intelligence des situations vécues, une pensée prospective et une éthique exigeante.
Il ne reste que des fragments de leurs œuvres, elles ont été pour la plupart détruites par ceux-là même qui ont instauré la pensée unique, dite chrétienne. Ironie du sort, on connaît souvent leur pensée à travers ceux qui les ont si vivement critiqués avant de faire disparaître leurs écrits. (1)
Remarquons que le message du Christ arrive dans ce contexte. Ce message si moderne, voire révolutionnaire, vient à un moment où fleurissent ces différents courants de pensée, même s’il prend sa source dans la société juive. Ce message aurait pu être entendu dans ce Bassin méditerranéen, où grâce aux échanges culturels, les esprits cultivés avaient la possibilité de se libérer peu à peu de la gangue de la peur et des croyances superstitieuses pour s’ouvrir à la lecture de la nature, du monde et des hommes qui le constitue. Il n’en a rien été, à cause de l’inévitable dénaturation qui en ont été faites par ceux qui ont pris durablement le pouvoir des âmes, des esprits et des corps, pendant des siècles. Le message était-il trop dérangeant ? Des hommes libres ? Pensez donc !
L’idéalisme (2) professé par Platon dont les œuvres représentent deux mille pages d’écriture, va servir de support aux premiers théologiens qui ont construit le christianisme officiel. Sa théorie, très bien argumentée et parfaitement dialectique, leur a simplifié la tâche. L’objectif est la construction d’une doctrine détachée du monde qui présente un être venu du ciel, le fils de Dieu qui est de ce fait, au-dessus des lois de ce monde et de la nature. Sa dimension humaine est réduite au strict minimum.
Le ciel d’un côté, le monde d’ici-bas de l’autre. La dichotomie est visible d’entrée. Un ciel d’idées pures qui échappe au temps, à l’entropie, aux hommes, un arrière-monde teinté de théories orientales, plus réel que le monde d’ici-bas montré sous un jour négatif.
La théorie de Platon a correspondu à ce que recherchaient les théologiens qui s’en sont inspirés largement, soucieux d’établir une sorte de pensée unique, valable pour le bien de tous. Il est plus facile de diriger les âmes à partir de données placées hors du monde, impossibles à vérifier.
Quant aux philosophes hédonistes, ils dérangent, car ils laissent quelques chances à l’homme de s’affranchir, de se libérer du carcan des idées toutes faites, en faisant confiance à leurs facultés de jugement leur intelligence et leur capacité volitive. On s’acharnera à faire disparaître ces idées subversives qui pourraient donner des idées de liberté aux hommes. Quant au Christ, Il est largement aseptisé de sa dimension humaine afin de le rendre plus crédible en tant que Fils de Dieu. On va lui donner un aspect hiératique, lui qui était venu abolir l’idée même d’une nouvelle religion ; on va travestir et inverser ses propos ; on va se servir de son Nom pour des buts contraires à Sa volonté. Il va devenir la propriété gardée de ceux qui proclament se réclamer de Lui.
Mais que nous disait-Il donc de si important ? Nous n’avons pour le savoir que ces quatre Évangiles, savamment remodelés et tronqués des éléments qui nous auraient été utiles pour accomplir ce qu’Il était venu nous apporter. Pendant presque vingt siècles, nous avons été obligés de suivre une religion qui nous a, une fois de plus, assujettis à des dogmes et il n’y a pas si longtemps que la liberté de parole a été rétablie sans avoir à craindre pour sa vie.
Sédir, au début du 20ème siècle, est un des premiers qui, hors de l’Église, ose reprendre la question et ce qu’il écrit nous permet enfin d’avoir une vue plus juste sur l’amplitude de ce message.
Et alors quid du message du Christ ? Est-ce de l’idéalisme ou du réalisme ?
Ne parle-t-Il pas d’affranchissement ? Donc, nous sommes des personnes libres et douées de notre libre-arbitre ; nous avons un pouvoir d’action sur le monde dont nous sommes responsables. Réalisme. Si nous le voulons, nous contribuons à rendre le monde plus lumineux, grâce à son Son soutien. Idéalisme.
Ne dit-Il pas que nous sommes ses amis et qu’Il nous aime ? Oh ! douceur et merveille, nous sommes aimés de Dieu et ce n’est plus ce Dieu courroucé qui nous crie après comme un mauvais père que nous craignons, image d’Épinal soigneusement distribuée au cas où nous aurions eut des velléités de nous révolter. Notre Père est un père aimant, nous sommes ses enfants, nous pouvons lui parler, Il nous écoute. Idéalisme.
Ne montre-t-Il pas son respect vis-à-vis des femmes auxquelles Il donne parfois la primeur de Ses enseignements ? Il remet ainsi les femmes sur le même pied d’égalité que les hommes (remarquable pour l’époque). Il ne condamne pas la femme adultère ce qui sous-entend qu’Il reconnaît la réalité du désir et de la sexualité. Réalisme.
Ne dit-Il pas que son joug est léger ? Donc que la tâche n’est pas si difficile, et qu’il suffit d’aimer, c’est-à-dire d’agir en respectant l’autre, en ne le jugeant pas, en faisant des actes justes (tout un programme à la fois individuel et social). Réalisme.
Ne nous montre-t-Il pas l’exemple de comment agir contre l’hypocrisie, l’injustice ? Il protège les enfants et les exclus qu’Il entoure de son affection. Réalisme.
Ce ne sont que quelques exemples pour illustrer mon propos. On y voit que la part du réalisme est importante et que l’idéalisme correspond aux croyances (dans le sens où elles ne peuvent pas être démontrées et relèvent de la foi) véhiculées par Son message. Le Christ parle de son Père qui n’est pas de ce monde alors que Lui s’est incarné en chair et en os, comme nous. À la fois divin et humain. Nous ignorons tout de sa vie personnelle et là encore, on peut supposer qu’ont été éradiqués des faits qui auraient nui à l’image que l’on a voulu nous donner de Lui.
Pour ceux qui ont été touchés par Lui, il est important de retrouver l’essentialité de Son message.
« Réunir l’idéalisme le plus libre et le réalisme le plus volontaire », est une invite proposée par Sédir afin de concrétiser nos ardeurs vers le divin en les recentrant sur l’action. Chaque fois que nous unissons ces « aspirations très nobles » à nos actions, nous mettons la lumière dans la matière. Cette manière d’agir est la tâche essentielle qui nous est dévolue, cette « corporisation » de la lumière, qui n’est qu’une autre manière de parler de l’Incarnation, ou comment la lumière du ciel descend sur terre.
(1) Lire Contre-histoire de la philosophie, tome 1, de Michel Onfray, paru chez Grasset en 2003. Ces faits sont connus et ont été décrits. La pensée philosophique grecque, qu’elle soit de l’ordre de la métaphysique (Platon et les Stoïciens) ou de l’immanence (les philosophes hédonistes) constitue un patrimoine dont il est important de rétablir un juste équilibre. La pensée de tous ces philosophes a nourri la nôtre pour l’éclairer, malgré la chape d’un certain obscurantisme qui a duré jusqu’à la Renaissance.
(2) Platon n’aime pas ce monde qui n’est qu’une pâle copie de ce qui se passe ailleurs. Il nous invite à nous en détourner pour rejoindre cet au-delà si prometteur. Il enseigne, c’est logique, la détestation de la vie sur terre, l’excellence de la mort, la haine des désirs, des passions, du corps. La vraie réalité est ailleurs, dans ce ciel auquel nous devons aspirer et rejoindre sans tarder. Il dote les hommes d’une âme immatérielle, séparée du corps et c’est cette âme qui constitue l’essentiel de notre être. À noter en passant, que la notion d’immortalité de l’âme que l’on retrouve dans le christianisme vient de lui. L’incarnation sur terre n’est pas valorisée et l’homme en quelque sorte, « passe sa vie à mourir de son vivant pour connaître la félicité post mortem » dans cet endroit idéal qu’est le ciel.
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