Avide de percer l’énigme de son existence, l’homme s’évertue à découvrir le fil d’or qui enchaîne tous les phénomènes de l’Univers en ordonnant les causes et les effets. « Pourquoi » est le premier mot de l’enfant, le dernier mot du vieillard, l’interrogation constitutive de toute science. Et, si cette recherche tâtonnante déçoit souvent, elle témoigne au moins que deux croyances sont fortement enracinées dans notre cœur : – la croyance que la création a une fin et un but intelligibles, qu’il existe une loi et une raison d’être des choses, – la croyance aussi que l’homme est appelé par sa nature à tout connaître, que le mystère de l’être lui est voilé seulement par l’effet d’un accident, d’une obscurité momentanée, que nous conservons l’espoir de dissiper un jour.
En attendant que la lumière descende à lui, l’homme exerce les facultés logiques de son esprit sur les phénomènes que perçoivent les sens. Il les groupe et les compare ; il raisonne du connu à l’inconnu pour s’élever à l’intelligence des lois qui commandent le chaos mouvant des formes. Recherche louable en soi, et passionnante au-delà de toute expression, mais dont les résultats sont inégalement heureux selon la nature des faits que scrute le chercheur.
Celui-ci peut remonter parfois, sur la corde tendue du raisonnement, jusqu’au principe général dont le phénomène observé dépend directement et par lequel il s’explique. À la question : Pourquoi l’encrier est-il sur la table ? il répond : parce que j’ai voulu l’y placer et que j’avais la puissance de le faire. Son analyse ramène le fait constaté à la manifestation de la volonté humaine et satisfait ainsi l’intelligence qui considère cette volonté comme une puissance libre, créatrice et génératrice d’événements. Le chercheur est joyeux : il tient une cause.
Que survienne une éclipse de soleil, et l’homo philosophicus conçoit encore une explication convenable. Ne sait-il pas, en effet, que la marche du soleil, celle de la terre et celle de son satellite sont déterminées rigoureusement et qu’il est possible de calculer l’instant où les trois astres se trouveront en ligne droite, en produisant l’éclipse ? Le phénomène est donc la conséquence d’une loi mécanique qui régit l’Univers et cette loi figure la cause génératrice de l’événement, comme le faisait la volonté humaine dans l’exemple précédent. C’est dans des hypothèses de ce genre que l’intelligence de l’homme peut découvrir la raison immédiate des choses et ébaucher un système de connaissance. Mais encore faut-il faire une réserve attristante en remarquant que si l’homo philosophicus se contente des explications que nous savons, c’est qu’il n’a pas le droit de se montrer difficile et que sa raison ne lui permet pas de fouiller plus avant dans le série des causes ; – en effet, il n’a véritablement saisi que la cause immédiate du phénomène, laquelle dépend à son tour de causes médiates qui demeurent voilées. L’explication a reculé la difficulté sans la résoudre ; elle a diminué notre ignorance, mais ne l’a point supprimée. Car enfin, si un enfant terrible demande à son père : qu’est-ce que la volonté humaine ? – ou : pourquoi les astres obéissent-ils à la loi de Kepler plutôt qu’à une autre ? le père demeure court. Il se trouve en face du secret de l’Univers qu’aucune intelligence ne peut prétendre scruter sans démence. Que cette remarque ne nous fasse pas mépriser les satisfactions relatives que donne la science : c’est un beau résultat déjà qu’éloigner un peu de nous l’emprise oppressante du mystère. Mais il faut nous souvenir, au début de toute étude, que les explications scientifiques sont provisoires, que les connaissances humaines sont relatives et que la modestie est la première des qualités du chercheur.
Il existe donc une catégorie de faits que nous pouvons expliquer dans les limites de notre intelligence. Par contre, il en est d’autres pour lesquels cette satisfaction nous est refusée, où le mystère enveloppe plus étroitement notre vie et ne permet pas que notre raison atteigne même à la cause immédiate du phénomène. Ce sont eux qui inspirent la réponse désespérée d’une intelligence en détresse au père déroulé par l’implacable pourquoi de son enfant : c’est ainsi parce que c’est ainsi ! Or, il convient d’observer que les faits de cette deuxième catégorie se présentent sur notre chemin de beaucoup les plus nombreux, peut-être les plus importants. Ils constituent la trame serrée de la vie, sur laquelle nous tendons quelques rares fils d’explications scientifiques. C’est la tuile qui tombe, mortelle, sur la tête d’un passant, – c’est la réaction chimique inattendue de l’expérimentateur d’où sort une importante découverte, – c’est l’usine qui saute parce qu’un rat a rongé quelque fil, – c’est la rencontre inopinée, sur les neiges d’une cime alpestre, de deux êtres qui deviendront époux... Le bonheur et le malheur, la prospérité et la ruine, la gloire et l’obscurité, la vie et la mort, sont comme accrochés à des événements inexpliqués, souvent infimes, parfois ridicules, qu’on appelle des événements fortuits et à propos desquels on prononce le mot de hasard. Plus l’événement entraîne de graves conséquences pour l’individu, plus celui-ci s’irrite de ne pouvoir percer les ténèbres d’où partit la flèche qui l’atteint. Existe-t-il donc une puissance invisible qui le dirige à son insu et qui fait échec à sa volonté et à sa raison ? Est-il le jouet d’un mirage qui lui renvoie l’image de ses propres gestes en les déformant ? Doit-il croire au hasard comme à un dieu caché, implorer ses faveurs et jouer sa vie sur un coup de dés ? Est-il plus sage de nier son existence et de bannir son ombre de la vie ? Toutes les douleurs terrestres, tous les espoirs chantent dans cette question séculaire à laquelle la philosophie n’a jamais répondu : qu’est-ce que le hasard ?
Pour sentir quelle difficulté s’oppose à ce que l’homme mesure le hasard à l’étalon d’une définition, il est bon de considérer quelques cas concrets et simples posés comme des jalons de repère au bord d’un grand cône d’ombre. L’exemple classique du fait fortuit est fourni par le jeu de dés – l’alea des Romains – ou par celui de pile et face qui en est une simplification. La manifestation du hasard qui est ici provoquée et déclenchée par le geste du joueur semble la réponse de quelque dieu caché à l’interrogation d’un de ses croyants. – Dans d’autres cas, le hasard s’affirme spontanément, en étonnant l’imagination du spectateur par ses singularités. Chacun ne connaît-il pas le légendaire fait divers du chat qui glisse d’une gouttière et choit, pour son salut, dans la corbeille d’un pâtissier traversant la rue ? – Parfois encore, il fait que deux volontés, qui s’ignorent et qui agissent séparément, concourent à la réalisation d’un même événement : telle la rencontre des deux alpinistes au sommet de la montagne. – Voici trois exemples, différents d’apparence, où s’affirment également les caractères du cas fortuit.
Quels sont ces caractères communs ? Le plus frappant est l’absence de toute finalité humaine dans l’événement considéré. L’homme qui jette un écu en l’air ne cherche pas à diriger sa course pour qu’il tombe sur une face plutôt que sur l’autre : le fait même de recourir au jeu signifie qu’il met de côté toute volonté personnelle, qu’il subordonne au seul hasard le résultat de son geste, qu’il y attache peut-être même assez d’importance pour décider ainsi d’un événement de sa vie. Alea jacta est : les dés sont jetés, – le sort a prononcé.
De même la chute de l’infortuné matou n’est point provoquée par le pâtissier qui ne soupçonne même pas l’existence de l’animal. Et quant à la rencontre de deux personnes en un même lieu au même moment, elle perd évidemment tout caractère fortuit lorsqu’elle est concertée.
Voilà donc un premier point acquis : le fait fortuit n’est pas voulu par l’homme. Mais ce premier trait ne suffit pas à le caractériser, car les éclipses de soleil ne sont pas voulues par les hommes et on n’admet point cependant qu’elles soient dues au hasard, puisque les astronomes savent le mécanisme qui les détermine et qu’ils peuvent en calculer la date. Le fait de hasard est celui qu’on ne peut pas prévoir, parce que sa réalisation n’est pas commandée par un déterminisme accessible à l’intelligence. Tout fait dont le processus peut être exactement traduit par le symbole mathématique d’une équation est en dehors de la sphère du hasard.
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