Pour le penseur, qui voit dans le monde la manifestation d’une intelligence et d’une volonté et qui croit à l’existence d’une cause première, il ne saurait exister de coïncidences fortuites. L’existence· même d’un plan de la création suppose l’enchaînement et la dépendance des parties dans un ordre tel qu’une cause commande une série d’effets et que tout groupe de causes immédiates dépend à son tour d’une cause médiate plus élevée. De sorte que les chaînes de séries causales, loin d’être indépendantes comme le supposent les philosophes, convergent toutes vers un centre commun, un point unique, qui est la volonté du Créateur du monde, ou, si l’on préfère, la Loi du monde ; loi régissant toutes ses manifestations, des plus abstraites aux plus concrètes. – Cette dernière conception a été si remarquablement formulée par le Dr. Marc Haven que nous ne pouvons mieux faire que de citer ici ses paroles : « L’Univers est un tout; l’étroite solidarité des êtres, leur participation à un même vie universelle, où toute individualité, principe synthétique d’un groupe d’unités inférieures, est élément constitutif à l’égard d’unités supérieures, crée entre eux un lien tel que nulle action n’est isolée, que rien n’arrive par hasard. Un être, si infime soit-il, ne peut subir une modification sans que le monde entier n’en ressente le contre-coup, de même que toute action générale a sa répercussion sur les moindres parties de l’univers. L’homme ne choisit pas plus sa place que le rocher ; sa vie est liée à celle de son milieu. Un homme appelle certains événements autour de lui comme une crise sociale évoque l’homme nécessaire à sa solution » (1). Ce fragment se rapporte à la divination des numéros sortant à la loterie dont Cagliostro prouva à diverses reprises la possibilité. Fait surprenant, au regard des connaissances humaines, mais non philosophiquement impossible, car on peut dire du jeu de la loterie ce que nous disions plus haut du jeu de pile et face : l’événement est bien déterminé par une série de causes antécédentes, mais celles-ci sont trop nombreuses et complexes pour que l’intelligence humaine sache les débrouiller.
Si donc nous supposons qu’un être possède des facultés de connaissance exceptionnelles qui lui permettent de saisir les rapports de causalité si secrets que l’homme ordinaire renonce à les analyser, cet être pourra prédire d’avance la conséquence d’un jeu de pur hasard avec autant de certitude que le savant prédit un éclipse. Aussi le Dr. Marc Haven conclut-il en disant que : « Nous qualifions de fortuite le coïncidence de deux faits dont les causes nous échappent. Dès que le rapport nous en est connu, le hasard disparaît ; le rapprochement superstitieux dont on riait devient une prévision que l’on respecte » (2).
Avant lui déjà, Stuart Mill s’était élevé contre la fausse antithèse qui oppose l’idée de hasard à l’idée de loi : « ...Hasard est, dans l’acception usuelle, l’antithèse directe de loi. Ce qui ne peut pas, suppose-t-on, être rapporté à une loi, doit être attribué au hasard... Tout ce qui arrive est le résultat de quelque loi, est un effet de certaines causes et pourrait être prévu si l’on connaissait ces causes et leurs lois » (3). Cette opinion de Stuart Mill ne saurait être considérée comme une simple hypothèse individuelle que puisse contrebalancer l’avis d’un autre philosophe. C’est la conclusion nécessaire à laquelle doit arriver tout homme qui repousse l’idée du chaos, qui croit à la cause intelligente du monde, et qui raisonne droitement. Les doctrines qui opposent le hasard à la loi n’ont point d’autre base qu’un effet de contraste entre ce qui nous paraît déterminé et ce qui nous paraît indéterminé. En d’autres termes, la notion de hasard est une pure illusion mentale créée par notre ignorance de la vérité et à laquelle ne correspond aucune réalité objective. On est en droit de dire que « le hasard n’existe pas », suivant un aphorisme dont usent volontiers les écoles spiritualistes.
Le hasard n’existe pas. Et cependant beaucoup d’hommes y croient. Dira-t-on aux joueurs qui risquent leur fortune sur un coup de cartes qu’ils ne livrent pas leur vie à la puissance mystérieuse de la chance ? Pourra-t-on faire admettre par les amoureux qui songent aux étrangetés de leur première rencontre que le « hasard n’a pas bien fait les choses ? » Napoléon n’avait-il pas de bonnes raisons de croire à « son étoile » (4).
Les anciens qui, peut-être, savaient mieux observer que nous ne l’imaginons, attribuaient les événements singuliers à des puissances rectrices du monde dont la volonté, capricieuse d’apparence, favorisait ou défavorisait certains individus, en tranchant sur le décor uniforme des événements prévus. C’étaient des événements voulus, donc non fortuits, mais voulus par les dieux et non par les hommes. En ce sens, les Grecs parlaient de la Destinée ou les Latins de la Fortune. Il est curieux de remarquer que leur symbolisme mythologique n’est point en contradiction avec le raisonnement scientifique.
Lorsqu’un mathématicien chiffre la probabilité des événements, il exprime celle-ci par une fraction qui ne saurait dépasser l’unité, l’unité correspondant à la certitude, mais qui est susceptible de prendre des valeurs infiniment petites. Cc qui signifie que l’action des causes mécaniques calculables n’entre que pour partie dans la détermination d’un événement et qu’elle laisse le champ libre pour partie à des causes inconnues, incalculables. Plus le nombre qui exprime l’action des causes calculables est petit, plus l’intervention d’une cause inconnue dans la détermination du fait peut être légitimement supposée. Il existe donc, dans l’ordre du monde tel que nous le connaissons, des faits assez probables, d’autres moins probables ou très peu probables, la surprise que cause la réalisation de l’événement étant en raison inverse de sa probabilité. La chute de l’écu sur pile n’étonne point le philosophe puisqu’il y a une chance sur deux pour qu’elle se produise. La chute du chat dans la corbeille du pâtissier le frappe davantage, parce que la probabilité de cette rencontre, à supposer qu’on la puisse calculer, est certainement très faible. Cela ne rentre point apparemment dans l’ordre physique du monde, dans le jeu dés phénomènes familiers. Cela suppose une cause lointaine, inconnue de l’homme par sa rareté même, et, pour tout dire, miraculeuse.
Nous devons avouer ici que les événements dits fortuits nous apparaissent tous comme plus ou moins miraculeux, en ce qu’ils dépassent le train ordinaire de la vie, qu’ils évoquent l’intervention particulière d’une volonté supérieure à la nôtre, ou la mise en jeu, dans notre monde, d’un ordre de causes qui n’y joue pas habituellement. Si les saints font ce que nous nommons des miracles, c’est précisément parce qu’ils sont des saints, parce qu’ils vivent dans un monde supérieur à celui où atteint le commun des mortels, que les puissances et les effluves de ce monde se condensent autour d’eux en produisant des phénomènes rares. Sans doute, le miracle n’existe pas, si l’on entend par ce mot une dérogation à la loi essentielle du monde. Il n’y a pas de miracles pour Dieu. Mais il y en a pour l’homme, du moment que celui-ci ne connaît pas la Loi suprême du monde et qu’il en perçoit seulement des aspects fragmentaires, non coordonnés. Il existe, pour nos yeux humains, des faits qui révèlent un ordre supérieur à celui du sensible: ils manifestent l’existence d’un monde de lumière où nous pouvons espérer atteindre un jour, puisqu’il veut bien se manifester parfois aux plus purs d’entre les hommes.
Ainsi donc, si nous sommes autorisés à conclure que le hasard n’existe pas, en tant que puissance créatrice placée en dehors de toute loi, si nous admettons qu’il y a dans tous les gestes terrestres une part plus ou moins grande d’imprévu, c’ est-à-dire de miracle, nous pouvons cependant constater que la distinction établie par l’instinct populaire entre les faits fortuits et les autres répond bien à une réalité. « Les autres », c’est la loi commune. Le fait fortuit, c’est l’action plus immédiatement visible de la Providence ou du Destin. Tout hasard est un miracle, qui peut être dû, hélas ! aux forces mauvaises providentielles. Entre ces deux ordres de faits, il n’y a pas de différence essentielle ; il n’existe qu’une proportion variable dans l’action des causes physiques et des métaphysiques. Nous vivons quotidiennement au milieu de miracles que notre myopie n’aperçoit point et dont les plus singuliers frappent seuls, vaguement, notre attention distraite, en provoquant un sursaut d’étonnement curieux dans notre âme.
Le voyage de la vie est ménagé à l’homme afin qu’il rencontre sur la route les êtres, les idées, les évènements dont il a besoin pour accomplir sa tâche. Puisque le point de départ et la fin du pèlerinage sont dérobés à sa vue, pourquoi s’étonnerait-il de ne pas comprendre la raison de ses détours et comment pourrait-il concevoir l’outrecuidante pensée de calculer ’ses pas et de connaître d’avance les incidents de sa route ? L’inconnu l’enveloppera toujours de ses voiles, quelque effort qu’il fasse pour activer la flamme de sa faible lampe : s’il est superstitieux, il le nommera hasard ; s’il commence à savoir, il le nommera providence. Mais il ne pourra pas s’obstiner dans sa puérile croyance au chaos universel lorsqu’il se sentira conduit et dirigé, comme par la main, vers des événements qu’il n’a ni voulus, ni prévus, et qui cependant sont venus tisser la trame même de sa vie...
À ce point de son voyage, l’homme remplacera la définition négative du hasard par une définition positive. Il y verra la rencontre d’êtres, d’idées ou d’événements que lie une parenté secrète et qui se joignent pour obéir aux décrets d’une intelligence infaillible qui étend son empire par delà les bornes de ce monde. Il comprendra que, dans l’ordre universel, sous le jeu des apparences mensongères, tout est réellement sagesse et justice. Et, peut-être, l’un des hasards providentiels dont la vie est remplie lui fera-t-il alors retrouver ces idées nouvelles pour lui dans quelque petit livre écrit par un homme obscur et oublié depuis longtemps dans la poussière du monde... (5).
Revue Psyché, août-septembre 1926
(1) Dr. Marc. Haven, Cagliostro, p. 45.
(2) Cagliostro, p. 45, note 3.
(3) Sutart Mill : logique, I. 3. ch. XVII.
(4) Claude Bernard (Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris 1865) démontre que le hasard est la source de toute les sciences : « Toutes les connaissances humaines ont forcément commencé par des observations fortuites ». (p. 324) – « Si le gibier se présente quand on le cherche, il arrive aussi qu’il se présente quand on ne le cherche pas ou quand on en cherche un d’une autre espèce ». (p. 266).
(5) « Ce que l’on suppose venir par hasard n’est autre que l’éclosion d’une graine oubliée dans le jardin du cœur : l’homme a perdu le souvenir de tel ou tel geste et voilà qu’il surgit quelque chose que l’on attribue au hasard. Le hasard n’est autre que le réparateur de l’oubli. Sa tâche est de faire surgir ce qui avait été oublié et qui doit arriver quand même à son heure... » (J. A. R., Lueurs spirituelles, II. p. 34).
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