par Marcel Renébon
La foule qui, ce jour-là, suivait Jésus était comme toutes les foules, à la fois bête, curieuse, bruyante, cruelle et bon enfant, prête à se donner ou à se reprendre, à prier ou à tuer. En elle, rendus provisoirement solidaires par Sa seule présence, il y avait des pleutres et des héros, des gens de bien et des gens de peu – la plupart tenant, bien sûr, le milieu de la chaussée –, des publicains et des débonnaires, des mendiants et des larrons. Il y avait même quelques serviteurs. Les femmes, comme toujours, étaient les plus ardentes, parce qu’elles attendaient plus de pardon et plus de merveilleux. Les hommes avaient suivi, en... précédant, comme il se doit dans cet Orient (pas tellement éloigné de l’Occident, du reste) où la femme ne suit son mari que pour lui corner la direction dans l’oreille. C’était une belle journée de printemps, l’herbe était neuve et le vent vif. Entre le bleu profond du ciel et le vert léger de la terre bougeaient les robes blanches et les ceintures, les voiles aimables et les peaux brunes.
Il marchait comme toujours, régulièrement, d’une foulée dont l’envergure décourageait les disciples. Sa silhouette emplissait tant d’espace que, dans la bousculade, on Lui avait instinctivement ménagé un vide. Il portait en Lui une sorte de paix dont personne ne connaissait la nature. Déjà Il avait dit qu’Il était Fils de Dieu, Dieu Lui-même. Mais d’autres, avant Lui, avaient eu cette audace. On n’y croyait guère, mais on ne refusait pas, à priori, de « Lui laisser Sa chance ». On attendait des preuves, quitte à les discuter, à les nier, à les peser jusqu’à l’usure. Il ne paraissait pas tellement S’en soucier. De Lui, ce qui impressionnait le plus, c’était ce mélange intime de présence et d’absence, d’intérêt et de détachement.
Or il y avait dans la foule un autre être qui, pour des raisons fort différentes, des raisons d’âge, restait à part. Du lointain de nos deux mille ans, je l’aperçois, cet enfant comme s’il jouait devant ma table. Les hommes et les femmes qui l’entourent ne l’intéressent pas tellement, mais il jouit du mouvement, des cris, de la lumière. Sur son front, des cheveux noirs, bouclés et rebelles, font une frange fantaisiste. Ses yeux sont noirs, très grands, très beaux, sa bouche large, son nez espiègle et sa pommette est rose du rose de certains vieux cuivres. Il se chantonne un « air à marcher », avec changement de pieds sur les notes graves, celles qui l’étranglent. Il aimerait bien arriver quelque part, (de façon à pouvoir en repartir), bien qu’il ait dû trois fois déjà nouer à grands efforts les lacets d’une sandale qui lui joue des tours. Et puis, son panier l’embarrasse parce qu’il est trop grand, comme tous les paniers des enfants. Pour un peu, il l’« oublierait » derrière un talus.
Quand la foule s’arrête parce que Jésus, qui en est le centre et le moteur, S’est arrêté – Il est au sommet –, l’enfant continue. Mettez-vous à sa place ! Il ne dépasse guère la ceinture des autres et depuis des heures il marche dans un horizon de vêtements, de croupes, de ventres et de mollets. Tout le monde regarde quelque chose et lui n’a encore rien pu voir. Maintenant, il se faufile, écrase des pieds, butte avec son panier le bâton de quelques vieillards. Mais, comme il est souple, léger et gentil, on le laisse passer. Au débouché d’un ultime cercle, il s’arrête, interdit. Deux grands yeux clairs le regardent et ne regardent que lui. L’enfant a un peu envie d’avancer et un peu envie de se sauver. Un sourire, le seul de la journée, passe sur le visage du Christ. Étrange rencontre que celle des deux Innocences, celle du Ciel et celle de la terre, des deux puretés, celle d’un Dieu et celle d’un petit des hommes ! Les foules, comme les femmes, ont des pressentiments obscurs ; celle-ci s’est tue. Ce n’est pas un ange qui passe, mais une légion. Le Christ entend les bruissements suaves des ailes immatérielles, et l’enfant les entend peut-être aussi. Il fait un pas, puis deux, et, comme le Christ avance Sa large main pour l’accueillir, dans un geste d’hommage timide, il pose devant Ses pieds toute sa fortune, ce panier qui contient des petits pains d’orge et des poissons. Précisément la foule est dense, affamée ; comment va-t-on la nourrir ? C’est la question que vient de poser Philippe.
Avec précaution Jésus soulève le couvercle d’osier. Les poissons et les pains sont rangés au fond, les uns et les autres dorés par la cuisson. Une mère a passé par là. Jésus regarde les poissons, le pain, le ciel et Il Se met à donner, largement, inépuisablement. Un premier rang d’affamés veut bien se déclarer content. Il passe au second, au troisième, au douzième. C’est un panier sans fond que celui de l’enfant, un panier dont l’osier retenait du miracle. Les disciples, maintenant, y plongent la main à l’imitation de leur Maître. Les minutes, les heures passent ; le Christ donne toujours. Depuis, Il ne S’est jamais arrêté.
L’enfant regarde, ravi d’un jeu nouveau mais qui ne l’étonne pas. Les enfants savent des maîtres-mots qu’ensuite ils oublient. Le nôtre connaissait encore son alphabet ; ses yeux rieurs suivaient le mouvement des mains, la mastication des convives, s’égayant parfois qu’un trop pressé s’étrangle d’une arête. Quand tous furent rassasiés, Jésus S’assit, et lui fit signe d’en faire autant. Il prit encore dans le panier un pain et un poisson – les plus délicatement grillés – les rompit et en fit une part pour le garçon et une pour Lui-même. Et ils les mangèrent tous deux de bon cœur, au milieu des autres, en travailleurs ayant fini leur journée.
Cette histoire colorée comme un arc-en-ciel, riche comme un poème, simple comme un jeu, à quoi bon l’affaiblir d’un commentaire ? Quand les faits sont tels, mieux vaudrait se laisser pénétrer par leur grâce heureuse. Mais, au pays de Descartes, les bulles de savon sont sphériques et non pas simplement rondes. Le symbolisme de la multiplication des pains est trop riche, cependant, pour cet artculet. Le diamant qu’est cette anecdote, on pourrait indéfiniment le faire chatoyer : chaque reflet éclairerait telle avenue nouvelle, tel sentier caché. Pour aujourd’hui, nous ne voudrions (et prudemment) que nous engager sur le plus large boulevard, limitant notre attention à une remarque : l’enfant aux pains d’orge permet à Jésus d’accomplir Son miracle.
S’il n’avait pas été là, avec son panier, la multiplication des pains n’aurait pas eu lieu ou ç’eût été une « création des pains », c’est-à-dire une tout autre affaire. Il va de soi qu’ainsi le Christ pouvait parfaitement créer les poissons et les pains (Il a bien créé le monde...), qu’au demeurant – et si La Palice nous permet cette remarque – il n’est guère plus difficile de créer que de multiplier, quand on est Dieu. Mais Jésus ne le fait pas. Il Se sert du travail des hommes et c’est à partir de ce travail, autour de lui, qu’Il organise un des plus vastes témoignages de Sa puissance. Une œuvre moderne nous a appris que « Dieu a besoin des hommes ». C’est faux et c’est vrai. Dieu, dans Son principe, pouvait ne pas créer ; Dieu, dans Sa justice, pouvait ne pas récréer en pardonnant, en nous envoyant Son Fils. Mais, à partir de Ses décisions – création ou recréation – Il a besoin des hommes pour intervenir dans leurs affaires. Si les religions pré-chrétiennes n’avaient pas crié au secours, si le Baptiste n’avait ouvert le chemin de la repentance, Jésus n’aurait pas pu S’incarner. Si l’enfant n’avait pas apporté ses pains et ses poissons, le Christ n’aurait pas pu nourrir la foule, car il ne Lui était pas permis – sans trahir Sa propre loi – de Se passer d’un support terrestre, d’un point d’appui, d’un effort humain. Aux noces de Cana, le Christ ne crée pas le vin, Il transforme l’eau, ce qui n’est pas du tout la même chose.
On nous dira que la présence de l’enfant, comme celle du Baptiste, ne sont pas fortuites, que Dieu a préparé l’entrée en scène du Grand Serviteur comme celle du petit bonhomme au panier. Sans doute : mais, respectueux de la libre loi qui est la Sienne, Dieu ne contraint ni Jean-Baptiste, ni l’enfant. Ils peuvent refuser. Un destin ou un acte leur sont proposés, rien de plus. Nous savons qu’ils l’acceptent, qu’ils l’accomplissent. Mais ils pouvaient en user autrement ; n’est-ce pas, « jeune homme riche », n’est-ce pas, Judas ? Dieu a besoin des hommes en effet, mais pour les sauver, et non pour Se sauver. La remarque a l’air naïve, mais d’effroyables crétins d’eau douce, manipulateurs étranges et spécialistes de la pêche en eau trouble, nous donnent l’idée d’un Dieu honteux de Sa création et qui devra bientôt aller à confesse s’Il veut entrer dans Son propre paradis ! Jadis, les bateleurs et les arracheurs de dents de la France entière se regroupaient sur le Pont-Neuf. Cinq ou six siècles ayant passé, ils ont pris la place des moines, un peu au-dessus, à Saint-Germain-des-Prés. Mais, grâce à Gutemberg, ce dangereux Allemand, ils font le même métier, menteurs et fripons, marchands d’orviétan littéraire, littérateurs « engagés », comme disait l’autre, devant des soucoupes non pas volantes, mais de bière. Faire passer Dieu en jugement est un projet qui enchante les Prophétesses et autres dames sur le retour qui sont les joncs de ces nénuphars. Ce serait si nouveau, si charmant... Laissons à d’autres le soin de ces épluchures et revenons à nos poissons.
Ceux de l’enfant avaient été péchés (effort), les pains étaient faits d’un orge qu’on avait fait pousser (effort) ; ils avaient été cuits (effort) et le garçon les avaient portés (effort toujours, le dernier, le plus charmant, le plus pur). Ce serait une bien petite addition que la somme de tous ces efforts, mais le Christ aime les petites unités. Il en fait des dizaines et des milliers : c’est Son plaisir. Mais Il multiplie à partir de 1, pas le zéro. Du reste, un zéro multiplié par le nombre le plus impressionnant fait toujours un zéro.
Les quêteurs de miracles gratuits (et nous le sommes tous à nos heures) sont bien touchants, mais plus encore ridicules et impuissants. La prière sans les travaux n’est qu’un ronronnement confortable. Les travaux sans la prière valent bien mieux, car tout travail, en soi, est une sorte de prière. Nous traitons trop souvent le Père comme nous ne traitons pas nos relations terrestres. Quand on va dîner en ville, on emporte quelques fleurs, une bouteille, un gâteau. Au banquet du Ciel, irions-nous les mains vides ? Pour faire le bien, il convient de se donner du mal. Si calembourgeoise soit-elle, la formule ne surprendra pas nos lecteurs. Nous devons à Sédir notre inconfort spirituel, nos courses vaines et la connaissance des premières lignes du « Traité pour être plumé ». Si la bonne contemplation est le plus extraordinaire travail mystique, la fausse contemplation (la plus courante) se termine par celle de son propre nombril, paysage assurément limité. Mieux vaut pécher nos poissons – des ablettes... – faire cuire nos pains. Un jour viendra peut-être ou, parés des grâces d’une autre enfance, nous serons l’Enfant d’une autre foule rencontrant le même Homme, Celui qui multiplie éternellement les pains qu’on Lui offre et qui pleure pour ceux qu’on Lui refuse.
Bulletin des Amitiés Spirituelles, avril 1956
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