par Marc Haven
Cagliostro ! quel nom peut évoquer plus d’intérêt, plus de curiosité ? Quel nom est aussi connu que celui-là ? Adressez-vous à des gens du peuple, sans culture, ensuite à des savants, à des gens du monde ; parlez-leur de Simon le mage, de Corneille Agrippa, de Paracelse même ; quelques-uns, peut-être, en auront entendu quelque chose ; mais pour la plupart, ce seront des noms inconnus, n’éveillant en eux aucun souvenir. Puis, parlez de Cagliostro, et voyez la différence ; tous le connaîtront, peu ou beaucoup, en mal ou en bien ; mais, pour les ignorants comme pour les savants, Cagliostro sera quelqu’un ; ce sera l’homme qui prédisait les numéros gagnants à la loterie, le magicien qui évoquait les morts, qui guérissait les incurables, qui dirigeait les destinées des princes, peut-être celles des peuples ; ce sera l’alchimiste, l’hypnotiseur, le grand-maître de la Franc-Maçonnerie. Avec tel ou tel titre, sous un habit ou sous un autre, Cagliostro est un personnage connu. Figuier l’a fort justement fait remarquer : chaque hermétiste, chaque thaumaturge a sa spécialité, son genre particulier ; Cagliostro, au contraire, possédait les pouvoirs extraordinaires attribués à tous, et pas une des branches des sciences secrètes ne lui était étrangère ; dans toutes, il accomplissait des merveilles ; tous les groupes se réclamaient de lui. De plus, il a joué, sinon un rôle politique, certains le nient, du moins un rôle important dans un monde où se nouaient et se dénouaient les intrigues politiques.
En outre, Cagliostro n’est pas loin de nous. Alors qu’un Appolonius de Tyane, qu’un Albert le Grand, qu’un Nostradamus, se perdent dans la nuit des temps, lui est notre prédécesseur immédiat. Le procès du Collier, la Révolution Française datent d’hier ; le magnétisme, la Franc-maçonnerie ont un siècle environ d’existence ; leur évolution rapide, leur développement est l’œuvre de deux ou trois générations à peine et nos grands-pères étaient les contemporains de Cagliostro ; ils peuvent nous en parler, avoir connu ses disciples et garder, de lui ou d’eux, des traditions orales qui conservent la fraîcheur et le charme des traditions personnelles.
Et, malgré cela, Cagliostro, dont tous aiment à parler, reste mystérieux. Ayant eu, de son temps, autant d’ennemis que d’admirateurs, il subit le heurt d’opinions contradictoires. On discute encore âprement ses actes ; ce qui veut dire qu’on attaque sans ménagements sa mémoire, la critique préférant toujours détruire ses autels anciens qu’en construire de nouveaux. Les historiens surtout le traitent fort mal : intrigant, imposteur, prestidigitateur, Cagliostro n’est, pour eux, qu’un aventurier égaré au milieu des évènements de la fin du XVIIIe siècle. Les occultistes eux-mêmes, si désireux de se découvrir des aïeux célèbres, n’ayant pas, en général, grand éclat personnel à faire briller, et qui devraient défendre Cagliostro, ne parlent de lui qu’avec prudence, de peur de se compromettre. Ils en font, suivant leur école, un hermétiste, un envoyé secret des templiers, ou, simplement, un médium guérisseur. Cette divergence d’opinion, parmi les soi-disant adeptes d’une même doctrine, n’a rien qui doive surprendre.
L’occultisme n’est, en effet, ni une doctrine précise, ni une secte homogène ; c’est un groupe fictif, où se rencontrent des esprits de toute espèce, depuis le plus lourd positiviste jusqu’au plus subtil mystique ; beaucoup d’ignorants, vaniteux de quelques lectures incomprises ; quelques ambitieux, un petit nombre de savants à qui le tourment de l’unité ne laisse pas de repos, vrais juifs errants du savoir ; et, plus rares encore, quelques êtres de bonne volonté, les meilleurs, qui cherchent là comme ils le feraient ailleurs, un travail utile à faire pour Dieu ou pour les hommes. Tous ces gens se coudoient, fraternisent avec pompe, se séparent avec fracas, passant de l’enthousiasme le plus vif les uns pour les autres aux rancunes les plus féroces ; leurs béatifications sont aussi imprévues que leurs excommunications et aussi bruyantes.
C’est une halle, plutôt qu’un temple. Comment tous ces gens pourraient-ils avoir sur une question, sur Cagliostro, par exemple, une commune opinion ?
On me trouvera peut-être sévère ; mais depuis vingt-cinq ans que je vis au milieu des occultistes, en ayant vu de toutes sectes et de toutes classes, il me semble qu’un seul point les rapproche, qu’un seul trait leur est commun. Tous, quelles que soient leurs apparences, leurs déclarations de principes, recherchent le phénomène, tous veulent conquérir des pouvoirs exceptionnels sur la matière, sur la vie, ou, du moins, se persuader et persuader les autres qu’ils en possèdent. C’est cette curiosité intéressée, cette envie de dominer sur autrui, qui réunit jadis une foule de disciples autour du puissant Cagliostro ; ce sont ces même sentiments qui, de nos jours, rassemblent de même, autour de quelques maîtres moins qualifiés, tant d’esprits disparates, sous le nom vague d’occultistes.
Étudier Cagliostro, c’est donc faire la psychologie des occultistes, puisque ses adeptes furent gens de tous pays et de cultures bien diverses, et c’est faire cet examen sans risquer de heurter personne, sans éveiller de sentiments hostiles chez tel ou tel qui pourrait se croire visé dans ses croyances ou lésé dans ses intérêts, si nous faisions ce travail sur les occultistes contemporains. C’est aussi scruter la nature intime de la magie sous toutes ses formes ; personne – ses ennemis eux-mêmes le reconnaissent – n’ayant réalisé plus complètement que lui le type du mage, personne n’ayant fait aussi continuellement, aussi publiquement, œuvre de thaumaturge. Tenter une étude à priori de la magie serait se perdre dans un domaine spéculatif échappant à toute critique, mais sans intérêt pour la plupart ; compulser les archives du passé, analyser une existence et des faits précis est au contraire le seule méthode susceptible de nous éclairer sur cette question, de nous permettre d’approcher de la vérité. En prenant Cagliostro, sa vie, ses enseignements, ses actes comme sujet d’étude, nous faisons donc, aussi scientifiquement que possible, l’examen du miracle et du mystère.
Mais le miracle est une plaisanterie, mais il n’y a plus de mystère, s’écrieront en chœur les trois quarts des gens ! Enfantine protestation, simple bravade sous laquelle l’homme cache souvent sa terreur de l’inconnu. Le miracle et le mystère vous entourent, vous guettent, pauvres gens, et vous le sentez bien, le soir quand vous vous endormez, le matin à votre réveil, à chaque minute où votre cœur bat, où votre pensée s’agite ; à chacune de vos émotions secrètes, artistes ; dans chacun des événements imprévus de votre vie, gens du monde ; autour de chacune de vos entreprises, hommes d’affaires ; derrière chacune de vos expériences, savants.
Ce qui est une plaisanterie, ce qui n’existe pas, ce sont les folles explications que vous vous en donnez pour essayer de vous rassurer, sous une forme de dogme scientifique ou religieux. Niez le mystère, niez le monde inconnu de l’esprit, niez le miracle tant que vous le voudrez aujourd’hui ; une heure viendra, un soir troublé, où vous trouverez un autre langage, où vous avouerez votre doute, où vous chercherez à tâtons quelque rocher qui ne tremble pas. D’ici là, que vous opposiez des négations ou des systèmes fantaisistes à la mystérieuses réalité, cela ne gêne pas beaucoup le cours de la nature, mais cela ne diminue en rien non plus le trouble profond que vous portez au fond de vos cœur.
Ces réflexions m’ont beaucoup engagé à publier mon étude sur Cagliostro ; je songeais à toutes ces fausses interprétations des phénomènes extraordinaires, à toutes les illusoires explications qu’on en donne ; je sentais surtout quel irrésistible attrait le merveilleux a pour toute âme humaine, quelles angoissantes questions elle se pose, lorsque, subitement, sans raison apparente, un coin du rideau se soulève. Un événement surgit, forçant l’attention ; tout change : le monde apparaît nouveau ; toutes les convictions antérieures, tous les systèmes admis jusque là, s’écroulent. Un vertige saisit l’esprit, le prépare à toutes les faiblesses. Prêt à n’importe quel engouement, il cherche, tremblant, autour de lui, l’artisan de ce miracle, le génie à séduire par d’humbles offrandes, le diable à conjurer par de violents exorcismes.
De même, dans les montagnes, le voyageur assiste parfois à de troublantes apparitions. Lorsqu’il a, pour quelque ascension du lendemain, gagné, le soir, un de ces chalets perdus dans les neiges où l’on doit attendre l’aurore, souvent, dans la fièvre de la marche, ne pouvant rester couché, il devance l’heure du départ, se lève et vient s’asseoir dans les ténèbres, devant la porte du refuge. Un silence absolu, une nuit sans lune, l’enveloppent lourdement de leurs voiles impénétrables. C’est à peine s’il entend au loin, par instants, la pierre qui roule au flanc de la montagne sous le pied du chamois, ou les gouttes d’eau qui tombent du rocher au ruisseau. Tout est noir, sans formes, sans vie. Des êtres l’entourent, peut-être, muets observateurs, cachés dans l’ombre ; s’il essaie de percer l’obscurité, de découvrir des formes, des fuites d’ombres, des limites dans les masses sombres qui l’enserrent, c’est à force d’attention, et ce qu’il croit percevoir n’est souvent que l’œuvre de son imagination enfiévrée… Le temps passe – il a peut être dormi ? – soudain, le ciel s’éclaire. Des fonds où stagnaient les ténèbres, surgissent des pics, des vallées, des forêts ; sur le ciel, les cimes se découpent, les glaces s’irisent ; Où l’ombre s’épaississait en un bloc impénétrable, mille formes se dessinent et prennent du relief. C’est un monde qui sort du néant, c’est une re-création. Les sens troublés, ébloui, l’homme est prêt à tomber à genoux cherchant au ciel éclairé l’artisan de cette magie, qu’il soit ange ou soleil, pour l’adorer ou l’approcher.
Et cependant, qu’y-a-t-il eu ? Bien peu de chose : un rayon de soleil a traversé la nuit et tout a changé. Le Ciel a envoyé sur terre, vers le pauvre être aveugle, un peu de cette force qui s’appelle lumière au firmament, vérité dans le monde moral, et ce rien a produit la merveilleuse explosion d’un jour de réalités dans le cœur de l’homme et sur la terre.
Je me souviens d’avoir assisté, un matin, sur les Alpes, à cette éblouissante féerie. Qu’est-ce qu’une table qui remue, qu’un peu de plomb changé en or, qu’une guérison inattendue ou les exercices d’un hypnotisé à côté de cette magique évocation d’un monde surgissant des ténèbres ? Ce miracle quotidien, si nous y réfléchissons, peut nous instruire sur bien d’autres phénomènes, que nous regardons comme plus étranges parce qu’ils ont plus rares ; il porte avec lui le secret de toutes les grandes manifestations qui ont profondément troublé certaines époques et bouleversé tant d’esprits. En le méditant, bien des pensées se sont éclaircies en moi sur le monde spirituel, sur la haute magie, sur les thaumaturges, leurs paroles et leurs actes et, bien souvent, en écrivant mon livre sur Cagliostro, je me suis rappelé ces révélations que le Matin m’a faites sur la Montagne.
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