par Émile Besson
I. – L’auteur
Le créateur de la psychologie bibliologique, le Dr Nicolas Roubakine, est né en 1862 à Oranienbaum près de Petrograd [St Pétersbourg]. En 1875 sa mère ouvrit à Petrograd une bibliothèque publique où il fut son premier collaborateur. Il dut s’habituer à déchiffrer le plus rapidement possible la mentalité des personnes qui venaient emprunter des livres afin de leur donner ceux susceptibles de les intéresser. Les réflexions des lecteurs rapportant les ouvrages étaient pour lui un perpétuel contrôle.
C’est de la sorte que naquit la psychologie bibliologique. Mais il ne faudrait pas croire que le Dr Roubakine ait simplement voulu ajouter un chapitre nouveau à la psychologie. C’est un homme d’action ; le but de sa vie est la libération politique, sociale et intellectuelle de la Russie. En particulier il a voulu contribuer à l’éducation des ouvriers et des paysans en leur donnant la possibilité de s’instruire. Or le livre est l’instrument le plus puissant d’affranchissement intellectuel et moral (1). Mais, pour que la force latente qui est dans le livre passe dans le lecteur, il ne suffit pas de propager les livres, il faut les répandre à bon escient. Or il n’y a pas de bons livres en général, mais un livre est bon pour tel ou tel individu parce qu’il répond à sa mentalité et à ses besoins. C’est pourquoi le Dr Roubakine étudia la psychologie des écrivains et celle des lecteurs afin de mettre à coup sûr entre les mains de ces derniers les ouvrages qui leur donneront le plus pour leur esprit, pour leur cœur et pour la direction de leur vie (2).
Pour cela il fit en Russie, dès 1889, deux grandes enquêtes sur les lectures du peuple et la psychologie des lecteurs. À la première il reçut 4 800 réponses ; à la seconde, de 1911 à fin juin 1915, plus de 15 000 lettres émanant de 5 496 personnes.
Puis il fit une analyse succincte et d’une extrême objectivité, en quinze ou vingt lignes, de 22 000, ouvrages russes ou traduits en russe, publiés depuis 1825, et formant de 36 000 à 40 000 volumes. Chaque analyse est précédée d’un signe indiquant le degré de difficulté de l’ouvrage (3).
Ensuite, sur les bases posées par Auguste Comte, il édifia une véritable encyclopédie de toutes les sciences en indiquant leurs divisions, leurs rapports mutuels, leurs méthodes et leurs buts, de façon à permettre à l’étudiant de s’orienter dans l’ensemble des connaissances humaines (4). À chaque paragraphe correspond la mention de la bibliographie du sujet traité et, spécialement, le numéro de l’un des 22 000 ouvrages analysés par lui.
Le Dr Roubakine est, on le voit, un formidable travailleur. Toutefois ce qui vient d’être mentionné n’est encore qu’une partie de son labeur. En 1892 il a pris la direction de la bibliothèque fondée par sa mère ; il l’a portée à 115 000 volumes et l’a transformée en établissement d’instruction populaire. En outre, de 1890 à 1916, il a publié 187 livres de vulgarisation scientifique écrits par lui et 203 ouvrages d’auteurs russes ou d’écrivains traduits en russe. Sans parler de la correspondance qu’il entretient avec les 5 496 personnes qui ont répondu à sa seconde enquête et qui dépasse 10 000 lettres.
On voit immédiatement les conséquences pratiques de l’entreprise du Dr N. Roubakine. Il veut émanciper l’homme ; pour cela il le met en état de s’instruire par ses seuls moyens et de se faire une opinion personnelle sur les principales questions qui peuvent se poser à lui. L’homme qui veut s’instruire commence par établir son type mental en répondant au questionnaire détaillé qui fait l’objet de la seconde enquête (5) et le Dr Roubakine lui indique d’après cela les ouvrages qui correspondent à ses connaissances, à ses goûts et à ses désirs (6).
Seulement il est bien certain que le manque de culture du sujet, son incapacité à s’analyser soi-même, la difficulté qu’il éprouve à exprimer ce qu’il ressent rendent très délicat, même pour un psychologue comme le Dr Roubakine, l’établissement d’un diagnostic.
Dans un prochain article nous esquisserons les méthodes de la psychologie bibliologique.
(1) « La biblio-psychologie appliquée est née, avant la théorie, sous l’oppression du régime absolutiste russe ; elle est née au prix de souffrances inouïes, déportations, exécutions, auxquelles les propagandistes les plus pacifiques n’ont pas échappé. » (N. ROUBAKINE : Introduction à la psychologie bibliologique, traduit du russe par le Dr A. Roubakine. À Paris, chez Povolozky, 13, rue Bonaparte – tome I p. 20).
(2) cf. op. cit. t. I p. 18 et suiv. ; t. II p. 536. – Ajoutons que, dès 1884, un petit cercle d’institutrices de Kharkoff qui avaient à leur tête la femme d’un négociant, Chr. D. Altchevskaïa, publièrent un grand ouvrage en 3 volumes intitulé : Que faire lire au peuple ? – Ce fut le point de départ de recherches très intéressantes sur les livres que lisait le peuple.
(3) cf. op. cit. t. II pp. 534-536.
(4) En voir le résumé op. cit. t. II pp. 523-526.
(5) On le trouvera op. cit. tome II pp. 588-593 (supplément 4).
(6) De 1911 à 1914 le Dr Roubakine a été en rapports avec 5 506 lecteurs à domicile.
Commentaires