par Émile Besson
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II. – Les Directives
Les limites de cet article ne permettent pas d’exposer, même brièvement, les principes de la psychologie bibliologique (1). Du reste cette science est toute dans l’avenir; elle ne peut encore que poser des questions, non les résoudre. Nous nous bornerons à indiquer quelques points de départ et quelques-unes des directions où elle nous convie à porter nos recherches.
L’objet de la psychologie bibliologique est la dépendance fonctionnelle de trois séries de facteurs psychiques : le lecteur, le livre et l’auteur.
À côté de la bibliographie qui s’occupe de la description des livres indépendamment de la façon dont ils sont lus et de leur influence sur les lecteurs et de la bibliologie qui comprend les sciences traitant du livre, la psychologie bibliologique étudie les phénomènes psychiques liés à l’existence du livre, depuis la genèse de celui-ci dans l’âme de son auteur jusqu’à son action sur le lecteur (2). La bibliographie est la statique du livre, la psychologie bibliologique en est la dynamique.
Le livre (3) n’est pas seulement un moyen de conservation et de transmission de la pensée humaine, il est aussi un réactif du sentiment et de la volonté, il est un dépôt d’idées et de sentiments prêts à renaître chez le lecteur et à y déterminer des actes.
De là les cinq divisions de la psychologie bibliologique :
I. Psychologie du milieu ayant agi sur l’auteur ; psychologie de l’auteur.
II. Psychologie du livre (origine, forme extérieure, contenu, catégories de livres, diffusion, action).
III. Psychologie des lecteurs (processus physiologique et psychologique de la lecture ; types individuels de lecteurs : catégories sociales, rapports entre tels types de lecteurs et tels types de livres).
IV. Méthodologie de la psychologie bibliologique : observation, expérience, induction, déduction, enquête (statistique et autre), méthode historique comparée, etc.
V. Biblio-psychologie appliquée.
Et voici les cinq grandes lois de la psychologie bibliologique :
1. Loi de Humboldt-Potebnia : Le livre, ainsi que tous ses éléments, y compris chacun de ses mots, sont des instruments d’excitation d’expériences psychiques correspondant à toutes les particularités de la mentalité dans laquelle ces expériences se produisent, et non pas des instruments de translation de ces expériences.
2. Loi de Hennequin (4) : Toute œuvre littéraire exerce l’action la plus forte sur les lecteurs dont l’organisation psychique offre le plus d’analogie, c’est-à-dire de ressemblance avec celle de l’auteur.
3. Loi de Taine : L’analogie qui existe entre les individualités des lecteurs dépend des analogies du milieu social, de la race et du moment historique.
4. Loi de Tarde : Plus l’action inter-mentale a été grande entre les ancêtres de deux individus donnés et plus elle a créé chez eux de pensées, de procédés d’action, de sentiments communs, plus aussi il sera aisé à ces deux individus, quand ils se rencontreront, de se communiquer l’un à l’autre leur état d’âme.
Enfin 5 : le Dr Roubakine applique au domaine de la psychologie bibliologique la loi d’Ernest Mach sur l’utilisation ordonnée et économique de l’expérience ou, plus simplement, sur l’économie des forces.
Les réflexions qui suivent préciseront la signification et la portée de ces lois fondamentales.
La psychologie bibliologique distingue dans le livre ce qui y est de ce que le lecteur y met (5). Elle affirme que l’essentiel, ce n’est pas le livre, mais le lecteur. En effet un livre, en tant qu’il est lu, est fonction de celui qui le lit ; un même livre est différent quand il est lu par des personnes différentes ; un même livre est différent s’il est lu par la même personne dans son enfance puis dans sa vieillesse. Donc le secret de l’influence du livre réside, non pas dans le livre même, mais dans le lecteur. « Un livre n’est autre chose que la projection extérieure de la mentalité du lecteur », ou plutôt de ses états psychiques qui sont essentiellement variables. Un livre, c’est ce qu’on pense de lui, qu’« on » soit un lecteur isolé ou une collectivité, un groupe social, une classe, une nation. Ce que nous prenons pour des livres, ce sont nos opinions ou les opinions d’autrui sur les livres au moment où ils sont lus. C’est donc une illusion de n’étudier que le contenu du livre. Et ce n’est pas un paradoxe de dire qu’un livre n’existe qu’au moment où on le lit.
Le premier, Guillaume de Humboldt (6) a formulé en termes scientifiques cette loi d’après laquelle ni la parole ni le livre (7) ne font rien passer d’une âme à une autre ; ils ne sont que l’étincelle qui allume ce que renferme cette dernière. « Parler, dit le Dr Roubakine, ce n’est pas transmettre sa pensée à autrui, c’est seulement éveiller la propre pensée d’autrui. » Sédir a de même bien souvent déclaré que le savoir livresque n’existe pas, que la seule vraie connaissance est l’expérience. En réalité, on ne peut comprendre un être que si on lui est dans une certaine mesure semblable. « La personnalité d’un auteur n’est exceptionnelle que parce qu’elle contient à un degré supérieur de concentration les mêmes éléments qui se trouvent chez l’homme qui comprend son œuvre. » (Potebnia) (8).
Les âmes humaines sont donc beaucoup plus éloignées les unes des autres qu’il le semble ; car le meilleur moyen qui existe d’unir les hommes – à savoir la parole humaine – a besoin d’être complété et perfectionné. Par les mots en effet on ne peut expliquer une couleur à un aveugle ni une mélodie à un sourd ni à un enfant ce qu’est un animal qu’il n’a jamais vu.
L’influence psychique d’un livre s’exerce non seulement par son contenu, mais par son aspect extérieur. Chaque maison d’édition a sa psychologie. Le prix d’un livre a aussi une action psychologique. De même l’influence d’un livre dépend du nom de l’auteur, de celui de l’éditeur, des opinions que le lecteur a entendues sur ce livre, de la façon dont le livre lui est parvenu, du titre même de ce livre ; elle dépend de la faculté d’attention du lecteur.
D’autre part, une œuvre n’exprime jamais la mentalité de son auteur ni même une partie de cette mentalité. L’auteur souvent ne sait pas pourquoi il a employé tel mot ou telle tournure de phrase. Les lecteurs ne verront donc dans les explications de l’auteur que leurs propres opinions.
Pour comprendre un auteur, il faut donc étudier les lecteurs de ses ouvrages, naturellement le plus grand nombre possible de lecteurs appartenant aux types psychiques et sociaux les plus différents. À l’inverse de la science qui procédait jusqu’ici de l’étude du livre à l’étude du lecteur, la psychologie bibliologique remonte du lecteur au livre, du livre à l’auteur ; elle va donc du proche au lointain.
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(1) Consulter le grand ouvrage du Dr N. Roubakine signalé dans notre premier article : Introduction à la psychologie bibliologique.
(2) Ce processus est extrêmement complexe. En 600 pages le Dr Roubakine ne parvient qu’à l’esquisser. Nous ne pouvons songer à en indiquer même les grandes lignes. Il faut lire l’ouvrage lui-même, touffu et savant, mais plein d’idées originales et d’intéressantes suggestions. En maints endroits, notamment au ch. IX (t. II p. 502 et suiv.), on trouvera des conseils pratiques très utiles.
(3) Le Dr Roubakine entend par le mot livre la parole écrite et imprimée (livre, article de revue ou de journal, proverbe, chanson, rapport, réclame, manuscrit, etc.)
(4) Écrivain genevois auteur d’un remarquable Essai de critique scientifique paru en 1882.
(5) Autrement dit, elle emploie la méthode de l’astronomie et introduit dans ses recherches « l’équation personnelle » ou la « correction du lecteur ».
(6) Dans son grand ouvrage sur les Éléments de la langue humaine.
(7) Ni du reste les perceptions spirituelles, morales, intuitives, mystiques.
(8) A. Potebnia, professeur à l’Université de Kharkoff, mort en 1891.
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