par Émile Besson
II. – Les Directives (suite et fin)
Il est à remarquer en outre que c’est l’auditeur qui attribue tel sens aux mots qu’il entend et que c’est le lecteur qui crée le sens de ce qu’il lit. Comme à la base de cette action des mots sur l’individu et sur la collectivité il y a la perception des mots lus ou entendus, la psychologie bibliologique étudie avant tout les phénomènes de perception.
Or, habituellement, quand nous lisons un livre, nous ne voyons pas toutes les lettres de chaque mot ; nous devinons les mots avec quelques lettres de chacun d’eux ; de même, en lisant une phrase, nous ne percevons que quelques-uns des mots qui la composent et nous reconstituons les autres lettres, les autres mots, parfois inexactement. Donc un lecteur ne voit pas forcément, en lisant un livre, le texte même qui y est imprimé.
À cette étude de la perception la psychologie bibliologique ajoute une étude de la mémoire, de l’attention.
Le contenu d’un livre est donc essentiellement variable. Il varie selon le lecteur. Seules les images graphiques des lettres et des mots ne varient pas ; mais ces images ne constituent pas le contenu du livre. Ce contenu est ce que ces images excitent dans l’âme du lecteur. Tout livre est une individualité bibliologique, tout livre possède sa physionomie spirituelle. La psychologie bibliologique étudie l’individualité psychique des livres.
Quand un homme lit un livre, ce n’est pas seulement son intelligence qui entre en jeu, mais sa personnalité tout entière, physique et spirituelle, son intellect,ses sentiments, ses émotions, sa volonté et ses instincts, sa conscience et sa subconscience. Donc l’ensemble des méthodes psychologiques doit s’appliquer à l’étude des phénomènes biblio-psychologiques.
La psychologie bibliologique est une science inductive, car elle tire son origine des faits établis par l’expérience, mais elle admet la déduction et la vérification de cette dernière.
Une fois caractérisé un lecteur à un moment donné, la psychologie bibliologique essaie de caractériser ce lecteur en général.
Tous les mots d’un texte quelconque peuvent donner lieu à une classification de phénomènes psychiques qui permet de renseigner le biblio-psychologue non seulement sur la conscience du lecteur, mais sur le complexus subconscient qui a guidé la conscience au cours de cette classification. On peut donc établir un graphique correspondant au texte étudié et à l’ensemble des phénomènes psychiques, éprouvés par le lecteur au cours de sa lecture.
On peut également comparer les témoignages d’un même lecteur aux différents moments de son existence, car se rappeler veut dire éprouver une seconde fois, bien qu’à un degré moindre.
En se servant d’une même classification pour différents lecteurs d’un même texte, on peut déterminer le type de chacun d’eux : intellectuel, émotif, volitif ; les causes d’une influence plus grande de certains auteurs dans la collectivité que ces lecteurs constituent ; les causes qui font que cette collectivité crée certains types d’écrivains qui sont ses représentants et la façon dont elle les crée.
En résumé, il y a d’abord l’observation des phénomènes biblio-psychologiques sur soi-même (introspection) et sur autrui (extraspection). Par l’introspection le lecteur arrive à se connaître soi-même et à comprendre les raisons pour lesquelles il attribue telles qualités à tel livre. Or il est beaucoup plus facile de s’analyser en tant que lecteur que de s’analyser soi-même en général. Le lecteur aperçoit également la nature de sa mémoire, la richesse de son esprit en associations d’idées et de sentiments, l’acuité de sa propre attention, le caractère et le processus de sa pensée au cours de la lecture ou à l’occasion de la lecture, la qualité et l’intensité de ses émotions, son degré de suggestibilité. Il peut déterminer le type de pensée qui prédomine en lui.
Après avoir étudié sur lui-même l’action de différents livres, le biblio-psychologue étudie l’action de ces mêmes livres sur d’autres lecteurs (extraspection) et compare sa perception de ces livres et les réactions par eux déterminées avec les perceptions et les réactions des autres lecteurs. Il peut se faire une opinion en examinant non seulement ce que le lecteur lit, mais même ce qu’il ne lit pas, c’est-à-dire ce qu’il refuse consciemment de lire ; ce refus détermine l’étroitesse ou le fanatisme ou le manque de jugement ou même la bêtise du lecteur.
Mais il ne faut pas se dissimuler que cette « extraspection » est très difficile (1), car nous mettre « à la place » d’autrui, c’est en somme choisir en nous-mêmes, par un travail de l’imagination créatrice, certains éléments qui, à notre avis, existent dans le « moi » d’autrui que nous nous proposons d’étudier. On conçoit que dans cette direction il soit aisé de faire fausse route.
Ayant étudié la perception du mot pris isolément, la psychologie bibliologique examine les rapports réciproques des mots qui composent un texte, puis la perception de l’idée que l’ensemble des mots fait naître dans l’âme du lecteur (notion, appréciation, tendance). Ainsi elle étudie la psychologie de la phrase, du style, du livre, de l’ensemble de livres ; elle classe les textes d’après leurs types psychiques, les genres, les espèces, les variétés. On le voit, dans cette étude le lecteur est le réactif du livre, comme le livre est le réactif du lecteur.
Dès lors la psychologie bibliologique peut étudier, d’après leur action sur les lecteurs appartenant aux différents types psychiques et sociaux, des œuvres entières et même une littérature nationale et toutes les littératures. Elle peut déterminer le « livre étalon des divers groupements sociaux », c’est-à-dire le livre dont l’action sur un groupe social déterminé s’exerce avec son maximum dans des conditions de vie sociale déterminées et à un moment donné de l’histoire.
On arrive ainsi à considérer te livre non plus comme une projection subjective du lecteur mais comme un ensemble de qualités qui lui sont propres et inhérentes. En d’autres termes on a obtenu du livre une notion objective. On peut donc passer de l’étude de l’ouvrage à celle de son auteur.
Or plus nombreux et plus différents seront les lecteurs qu’on étudiera, plus exactement on comprendra le type psychique de l’auteur, plus on comprendra son âme, dans la mesure bien entendu où il s’est exprimé lui-même dans ses œuvres. L’étude biblio-psychologique des imitateurs, commentateurs et critiques de l’auteur étudié est un utile complément pour cette restauration biblio-psychologique de l’auteur. De même l’étude des sympathies et des antipathies littéraires de l’écrivain.
De cette façon peut être établi le niveau moyen du livre et par là toute projection de ce livre, en mesurant le degré de déviation de ce niveau chez le lecteur individuel. C’est le maximum d’objectivité où l’on puisse atteindre.
De même il devient possible de juger n’importe quel lecteur par n’importe quel livre, en comparant les coefficients biblio-psychologiques qui caractérisent le lecteur moyen de ce livre avec les coefficients obtenus lors de la lecture de ce livre par le lecteur à étudier.
(1) Ce point est admirablement exposé ch. VI t. II pp. 277-343.
Commentaires