par Marcel Renébon
L’importance de l’hommage rendu aux abeilles, de tous temps, laisse émerveillé. Pour ne remonter qu’à des sources modernes, Olivier de Serres leur consacrait une part de ses « mesnages ». Napoléon en fit ses armes. Que d’opuscules, d’ouvrages savants, d’articles leur furent consacrés ! Elles firent, en particulier, la fortune de Maeterlinck. De nos jours, des esprits distingués préfèrent peut-être leurs ruches à leurs femmes et des curés, de plus en plus nombreux, semble-t-il, compromettent leur salut éternel au profit, plus immédiat, de celui des couvains ! Une antique coutume oblige, dans certaines régions, à prévenir, en premier lieu, les colonies d’abeilles de la mort du maître de la ferme. Parions que, d’ici peu, la télévision nous traînera la ruche à domicile.
Et nous voilà, de Paris, tentés nous aussi par l’abeille, à propos de savantes pages que nous envoie un biologiste. Que l’organisation de la ruche soit digne d’intérêt, pittoresque et, par certains côtés, proche de nos mœurs, des détails le prouvent assez. L’ouvrière, par exemple, s’utilise selon son aptitude physiologique du moment ; immédiatement après sa naissance, elle n’ose trop s’éloigner de sa cellule ; elle se promène aux alentours, éperdue, cherchant sa place dans le brouhaha et... contribue ainsi, par sa seule présence, à maintenir la température nécessaire au couvain. Que, plus tard, ses aînées organisent de brefs « cours de vol » ; que, pour permettre à la novice de retrouver l’entrée de la ruche, ces « professeurs » émettent une odeur spéciale, l’ensemble de l’exercice étant fort joliment nommé « soleil d’artifice », voilà qui nous éclaire sur les techniques de la nature. Qu’une butineuse reçoive d’estafettes spéciales, dès sa sortie, par le moyen d’un code compliqué, des indications sur l’emplacement des fleurs les plus généreuses, leur distance, leur nature, voilà qui donne à penser sur les « inventions » humaines en matière d’organisation du travail ! Que les abeilles puissent concentrer leur miel par évaporation, des escouades d’ouvrières se transformant en ventilateurs, voilà qui rassure sur l’originalité de l’industrie chimique !
Il nous faut encore rappeler ce trait charmant : l’abeille pille la fleur. Elle ne s’approprie du reste ses trésors qu’au profit de sa collectivité, mais, ce faisant, elle rend à sa victime le service essentiel de transporter à une autre fleur le pollen sans le déplacement duquel les fécondations seraient impossibles. L’abeille, honnêtement, paie son tribut. Ses goinfreries, ses saouleries, son minuscule pantagruélisme aboutit à ce double résultat : nourrir la ruche et féconder l’arbre. Qui dit mieux dans le domaine des échanges équitables ?
C’est bien hardiment qu’on désigne la reine par ce mot, synonyme de pouvoir, de faste, d’autorité. Reine-mère eût mieux valu, la pauvre ne faisant guère que pondre, à longueur d’année, avec une fécondité stupéfiante : 1.000 à 1.600 œufs par jour dans les périodes actives. Mais commençons par le commencement. C’est le lait des ouvrières qui transforme une larve n’ayant pas de constitution spéciale en larve de reine. Prévoyantes, les nourrices « cultivent » plusieurs bébés-reines. La couronne et le pouvoir sans partage à la plus précoce... ; dès sa sortie, la jeune souveraine tue méthodiquement les larves de dauphines.
Les sujettes ne s’inquiètent point de ce fait du prince. Du reste, la reine n’a pas encore d’importance. Le vol nuptial, c’est le jour du sacre. La reine monte haut dans le ciel, elle y rencontre un faux bourdon qui la fertilise ; il en meurt sur le coup. De retour à la ruche, la reine est l’objet de soins et de prévenances ; on l’aide, on la nettoie, on la nourrit. Dans deux, trois jours commencera son propre sacrifice, cette ponte épuisante qui va peut-être durer trois ans. Bien sûr, la reine aura son escorte, le droit de refuser telle cellule mal nettoyée ; bien sûr, si le miel vient à manquer, la dernière goutte sera pour elle ; mais, ces privilèges respectés, elle ne sort pas, ne commande pas. Elle n’est qu’une pièce – la principale – de la ruche et, quand elle sera flétrie, stérile, elle la quittera pour mourir seule, dehors. Si elle ne le fait pas, les ouvrières ne la tuent pas d’un coup d’aiguillon ; elles se pressent contre elle jusqu’à l’étouffer (d’affection, probablement) ; elles l’emballent, selon la géniale expression des apiculteurs.
Les faux bourdons n’ont même pas l’auréole tragique. Bâtis pour féconder, carénés pour le vol, munis d’un œil parfait, ils sont dépourvus de tout le reste. Ils n’ont même pas d’organes pour se nourrir. Leur rôle, c’est féconder la reine. Un seul suffit, mais les ouvrières en élèvent deux, trois cents ; toujours la prodigalité, l’exubérance de la nature ! En temps normal, on tolère qu’ils bourdonnent et on les nourrit pour cette entreprise assez gratuite. Mais, que le miel vienne à manquer, et c’est le massacre, d’autant plus facile que la même nature a pris soin de les laisser sans armes, c’est-à-dire sans aiguillons.
Que nous voilà loin des harmonies douceâtres sur la bonne nature ! Ces fourrés sur lesquels nos regards aiment se reposer, ont du sang sur les branches. Ces couchers de soleil, dont nous aimons la douceur, sont des signaux à meurtres. On a raison d’admirer le génie de la nature, mais elle est d’abord force, et force sans pitié. Sa beauté n’est qu’un attrape-poète, le vêtement trompeur d’une brutalité d’autant plus impitoyable qu’elle est nécessaire à sa survie. Qu’on ne nous traite pas d’imaginatifs en mal d’hypothèse ; nous refusons de prêter à la souveraine déchue, au faux bourdon massacré, des impressions d’hommes ou de femmes accablés. Mais enfin, puisqu’on se plaît tant à chanter l’abeille, il faut bien en déchanter et dire ce qui nous trouble dans ces existences parfaitement sacrifiées, le pourquoi qui vient du cœur et de l’esprit à propos d’une organisation montée à grand renfort de techniques subtiles.
La nature tend toujours à se prolonger, à s’amplifier et à se détruire selon un rythme violent dont les détails seuls paraissent désordonnés. Le faux bourdon fertilise la reine et meurt en plein ciel. La reine fertilise la ruche et meurt en elle. Les ouvrières nourrissent la ruche, la défendent et périssent dans l’anonymat de la foule. Tous ces « individus » sont sacrifiés ou se sacrifient eux-mêmes au profit d’une entité, la ruche, qui représente, dans la durée, d’autres reines, d’autres faux bourdons, d’autres ouvrières. Sa loi, l’unique loi, c’est la prolongation de l’espèce.
Nous nous plairons à imaginer le génie des abeilles corseté d’or, couronné d’antennes, auréolé de multiples ailes diaphanes, l’oreille tendue vers les bruits qui montent de son bruissant royaume, et tenant en... patte le dur aiguillon du pouvoir. Mais voilà qu’un autre « dieu » s’avance : son pantalon tire-bouchonne, il a sur la tête un chapeau informe et son sceptre n’est qu’un soufflet puant. Il sacrifie parfois au mélodrame en portant un masque. Il soigne les abeilles, transforme leur logis, leur fait parfois des champs de trèfle. Il les observe, les bichonne ; mais, sournoisement, il s’attribue le miel et la cire et les remplace par des nourritures tout juste possibles. Par lui l’abeille entre dans le rang des animaux domestiques.
Dieu a donné l’abeille à l’homme ou, plus exactement, il la lui a confiée comme il lui a confié la montagne et la mer, le pré et la vigne, la carpe et la perdrix. Contre sa sueur et son génie particulier, il a droit, tout comme un métayer, au profit.
Mais la nature existait avant l’homme ; il est son fils en même temps que son maître. Elle le craint, elle l’aime, elle l’admire comme, probablement, nous craignons, nous aimons, nous admirons Dieu. L’important, c’est que l’homme n’est pas que fils de la nature, il est aussi fils de Dieu. En lui les étincelles de l’Esprit scintillent, palpitent au sein de la matière. Cette co-essence est magnifique, effroyable. Toute la condition humaine est là ; c’est le secret lieu d’épousailles de Dieu et de sa création, réprouvée pour meurtre mystique, rachetée par le don du Fils, de Jésus. Participant à la vie de la nature, assujettis par elle, alourdis de sa pesanteur, nous avons en nous son génie et sa cruauté, tous deux nécessaires pour que « cela dure ». Mais, dans la mesure où l’Esprit peut briller en nous, où Dieu nous habite, nous participons à la loi nouvelle qui est loi d’amour.
Voilà des abeilles qui nous traînent loin et nous pourrions peut-être aller plus loin encore, tant il est vrai que le cosmos, de la base au sommet, obéit à quelques lois inconnues d’abord parce qu’elles sont simples. Bien sûr, nous devons renouveler le sacrifice des abeilles, apprendre, comme l’ouvrière, à engranger nos miels, comme la reine, à pondre et à mourir ensuite, sans bruit, pour éviter de nous faire « emballer ». Mais là s’arrête la similitude. Là finit la terre, là commence le Ciel dont les gardiens n’ont plus le droit de nous refuser le seuil, depuis que Jésus, vêtu d’une peau d’homme, le traversa deux fois. Ce soir où tout fut consommé, pour toujours, un pont fut jeté entre l’homme et la nature, qui étaient du même côté, et Dieu qui était, si on nous permet cet abrégé, de l’autre. « Prends ta croix et marche !... » Du pur sein de nos paresses nous ne retenons, pour en gémir, que « prends ta croix ». Mais il y a cette permission : marche, que les hommes attendaient depuis des millénaires, il y a la trace, lumineuse, des pas du Christ, et cet itinéraire expliqué dans les Évangiles dont nous ne devrions pas sonder chaque mot, mais chaque lettre.
Voilà ce qui nous distingue des animaux de la ruche et seulement ce qui nous en distingue. Nous n’appartenons plus à la nature, à la fatalité. Dieu, par Son Fils, nous dispute à son poids. Nous connaissons la fin, qui est Dieu ; nous connaissons le moyen, qui est encore Dieu. Faut-il donc dire toujours la même chose ? Eh ! oui, disait Maurras, puisque c’est toujours la même chose ! Il y a plus de bénéfice à fouisser dans une seule petite idée du Bon Dieu qu’à en effleurer dix qui ne seront pas toutes du Bon Dieu. Assurément, à propos d’abeilles, n’aurons-nous pas épuisé le sujet des rapports entre Dieu, la nature et l’homme. Si au moins nous avions pu répondre à ceux qui, à propos de religions dépassées – et non pas inutiles –, confondent tout et voient Dieu jusque dans l’aiguillon ! En ce temps singulier de marche sur la tête, on attend de Lhassa, de Bénarès ou de Pékin ce qui ne peut venir que de Vézelay, de Paris ou de Lyon. Nous n’avons que faire d’observer les dragons ; nous avons nos abeilles.
Bulletin des Amitiés Spirituelles, avril 1954
Formidable description de la vie des abeilles et de la tragique cruauté des lois de la nature, avant de nous rappeler ce qui nous différencie des animaux d'une manière très subtile. Alors... "fouissons" !
Rédigé par : Laurent | 30 août 2012 à 23:48