par Émile Besson
Aux jours les plus sombres de la guerre, Sédir écrivait à ses amis : « Prenez quelques heures pour oublier vos soucis ; prenez un bain spirituel ; allez regarder de l’art ou de la nature ; relisez quelque belle et pure page. Cherchez le Beau ; cela vous reposera d’avoir tant cherché le Bien et le Vrai ». C’est ce que je voudrais essayer de faire aujourd’hui, en pensant aux lecteurs de ce bulletin.
Il est aussi difficile de parler de Dante que de parler de Beethoven. Ces deux génies ne sont pas sans points de contact. Nés tous deux dans la pauvreté ; de bonne heure orphelins de mère ; le père de l’un ivrogne, celui de l’autre notaire sans grand sentiment de l’honneur. Mais, tandis que Beethoven a toujours rêvé d’un amour qu’il ne devait jamais trouver, Dante, à l’aube de ses dix ans, « le premier mai de cette année-là », rencontra Béatrice, qui venait d’en avoir neuf. Et ce fut pour la vie. Son père se remaria. D’autres enfants vinrent. Le jeune Dante souffrit beaucoup de sa solitude et toutes ses pensées, ses aspirations, ses désirs se concentrèrent sur Béatrice. À dix-huit ans il la revit. Peu après il rêva qu’il lui donnait son cœur à manger. Et sur ce rêve il écrivit le premier sonnet – d’une poignante beauté – que nous ayons de lui. C’était le temps où les troubadours, héritiers de la poésie arabe, chantaient l’amour chevaleresque et divinisaient la Femme. Dante adopta la charmante nouveauté de cette poésie provençale et lui donna sa marque : le naturel, la vérité.
Âgée de vingt-quatre ans, Béatrice mourut. Deux ans plus tard, à la suite d’une vision qu’il n’a pas racontée, Dante écrivit la Vita Nuova, dédiée à la bien-aimée disparue. Cette Vie nouvelle est une merveille parmi toutes les merveilles de la poésie universelle. Béatrice n’est pas nommée. Dante fait vivre, sans la désigner non plus, la Florence de son temps, avec une intensité, un luxe de détails, une vérité qui saisissent. Sur toute cette vie plane la très douce image de sa Dame et le rayonnement merveilleux de son charme. Il la contemple, il l’adore de loin ; il n’oserait pas lui dire qu’il l’aime, il n’imagine pas qu’elle pourrait l’aimer. Il laisse entendre – ce que l’on sait d’ailleurs – que Béatrice se maria à vingt ans. Son ami peint, en termes extraordinairement émouvants dans leur apparente objectivité, la douleur qui s’empara de lui. Mais elle mourut quatre ans plus tard, sans enfants. Dès lors elle devint, comme il le dit dans le Convivio, « celle qui vit là-haut avec les anges et sur la terre dans mon cœur ».
Finie sa solitude ! Alors il entreprit de dire de son idole « ce que personne n’a jamais dit d’aucune autre mortelle ». Toute son œuvre a pour centre Béatrice.
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Dante travailla beaucoup. Il fut le disciple de Brunetto Latini, à la fois savant et homme d’État. Il apprit et assimila tout ce qui, de son temps, pouvait être objet de connaissance (1). Il se maria, eut trois enfants ; il n’en a jamais parlé. Il fit la guerre. Il fut tenté par la politique. Ses interventions furent souvent désastreuses. Il fut exilé. Mais tous ces orages le préparèrent à l’Œuvre de sa vie.
De même que les Sonates, les Quatuors, les Symphonies sont la formidable autobiographie de Beethoven, de même la Divine Comédie (2) raconte l’histoire de Dante, la prodigieuse odyssée qui le conduit du fond de l’enfer jusqu’au royaume des étoiles, de l’état de péché jusqu’à la connaissance et la contemplation des choses divines. Dans cette trilogie il évoque – j’oserais dire : il fait comparaître devant lui les êtres qu’il a connus, les grandes figures de l’histoire, les héros comme les tyrans ; il vit ses souvenirs, ses amertumes, ses déceptions, ses espoirs, il clame ses haines, ses amours. Il faut souligner toutefois que, dans ses jugements les plus sévères, il ne flétrit que les crimes de bassesse, de trahison. Il confère l’immortalité à ceux qu’il nomme, amis et adversaires, comme Beethoven l’a fait par les dédicaces de ses œuvres. Dans son cœur, dans son esprit il prend l’âme, les aspirations de son temps, de l’humanité à laquelle il appartenait – et qui est bien l’humanité de toutes les époques – et il les exprime dans une forme, avec une perfection qui n’ont jamais été dépassées.
Dante était d’une orthodoxie incontestable (3) ; mais son génie lui fit prendre une extraordinaire liberté à l’égard des opinions reçues. C’est ainsi qu’il prit sur lui de précipiter bon nombre des papes dans les fosses les plus sinistres de son Enfer. Caton d’Utique se suicida ; Dante ne le place pas dans le cercle des suicidés, mais au seuil de la sainte Montagne. Le héros de Beethoven était Brutus, le triomphateur des tyrans, le chantre de la liberté ; Dante plongea Brutus dans le plus profond cercle de son Enfer, aux côtés de Judas, parce qu’il fut le meurtrier de César. De même, il place dans les limbes l’émir Saladin, le vainqueur des Croisés, et les hérétiques les plus notoires, comme les maîtres de la philosophie arabe ; Avicenne et Averroës. Il va jusqu’à ouvrir le Paradis à Siger de Brabant, le philosophe averroïste condamné par saint Thomas d’Aquin. De même il admet dans le Paradis des courtisanes dont nul n’aurait pu dire qu’elles se soient repenties.
(1) C’est à juste raison que l’on a écrit sur son tombeau, à Ravenne : « Dante le Théologien, qui n’ignora rien du savoir humain... ».
(2) Dante a intitulé son œuvre Comédie. Plus tard on a écrit : La Comédie du divin Dante Alighieri ; ce n’est qu’au XVIe siècle que l’on a dit : La Divine Comédie.
(3) Sédir : Les Rose-Croix, ch. 2. – En 1914 le pape Benoît XV engagea l’univers catholique à fêter Dante, comme une sorte de docteur.
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