par Émile Besson
Que l’œuvre de Dante soit susceptible de bien des interprétations, c’est une évidence (1). Lui-même déclare que son œuvre présente quatre sens superposés et il raille « celui qui regarde seulement avec l’œil qui ne voit pas ». Toutefois nous ne voulons que mentionner ces points de vue ; ils ne sont pas l’élément principal de l’œuvre de Dante. Notre désir est de considérer la Divine Comédie du regard respectueux et admiratif qu’arrête sur un chef d’œuvre le plus simple passant. Dans l’Évangile aussi on peut trouver et bien plus que dans la trilogie de Dante – des sciences, des philosophies, des théologies, des sociologies et quantité d’autres choses. Il n’est pas défendu de les chercher ; mais le Christ a résumé tout l’Évangile dans l’amour du prochain et Il a remercié Dieu d’avoir caché les mystères de Son Royaume aux savants et aux intelligents et de les avoir révélés aux enfants.
La poésie de Dante est peut-être la plus belle du monde ; ces vers écrits pour être lus, pour être chantés sont une musique incomparable. Le génie poétique unique de Dante fait penser au génie musical unique de Beethoven. Qu’y a-t-il de plus suave que le récit de Francesca de Rimini au Ve chant de l’Enfer,·que la sublime idylle qui est au XXVIIIe chant du Purgatoire ou la Prière à la Vierge au dernier chant du Paradis (Vergine Madre, figlia del tuo figlio), que les adagios ou les quatuors de Beethoven ; qu’y a-t-il de plus solennel et de plus puissant que les enthousiasmes, les visions, les admonestations de Dante, que le début de la Cinquième Symphonie, l’andante de la Septième ou la Marche funèbre de l’Héroïque ? Ici on ne trouve véritablement plus de mots pour exprimer.
Qu’est la musique, qu’est la poésie, sinon une tentative de traduire l’indicible ? Le son comme le mot est une évocation ; la musique est du même ordre que le verbe humain, mais elle a des possibilités que celui-ci ne possède pas ; la musique est vraiment le langage de tous les peuples ; c’est pourquoi elle nous ouvre l’infini (2). L’épreuve de l’œuvre musicale est interprétation, sans laquelle elle ne serait connue que de quelques-uns ; l’épreuve de l’œuvre poétique est la traduction. Traduttore, traditore. Le sort de l’œuvre musicale dépend de la qualité de ses interprètes (3). L’œuvre poétique n’est goûtée que dans un cercle restreint de lecteurs ; si elle veut déborder ce cercle, il lui faut être traduite. Wilhelm Furtwaengler, André Cluytens, Walter Gieseking ou Wilhelm Kempff s’essaient à interpréter Beethoven ; Dante ne peut pas plus être traduit que Eschyle ou Shakespeare, que Goethe ou Victor Hugo.
Chez Dante, entre la pensée et l’expression il y a harmonie parfaite. Jamais la moindre grandiloquence ; une mesure parfaite, une vérité parfaite. Une extraordinaire concision ; dans cette épopée de quinze mille vers il n’y a pas un mot de trop, jamais une concession à l’effet ou à la facilité. Sédir disait qu’à l’origine le verbe humain était créateur, à la ressemblance du Verbe de Dieu. On peut dire que le verbe de Dante a retrouvé quelque chose de cette vertu créatrice. En un mot, en un vers il exprime un infini de pensée, de sentiment, d’émotion, de rêve ; avec le minimum de paroles il rend sensibles les paysages les plus fantastiques comme les plus subtils états d’âme. À mesure que change le site qu’il parcourt, sa forme poétique devient plus belle. Dans l’Enfer foisonnent les vers d’une incomparable splendeur ; mais dans le Purgatoire et dans le Paradis le génie de Dante se dépasse lui-même ; ses descriptions sont d’une ineffable beauté ; ses pensées vont jusqu’au fond de l’âme (4). « Je suis celui qui, lorsqu’Amour m’inspire, écoute et qui vais exprimant ce qu’au dedans il dicte ».
Plus loin, la poésie se sent incapable d’exprimer ; elle cède la place à la musique, et des chœurs invisibles se font entendre. C’est ainsi que 1’on aimerait couronner une Vie de Beethoven par l’audition des derniers Quatuors.
Comme l’a dit Louis Gillet : « En vérité, jamais homme n’a écrit comme celui-là ».
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Dante appartenait à un siècle de foi ; nous vivons dans un siècle de scepticisme et d’inquiétude. C’est pourquoi nous avons à écouter sa voix. Car c’est bien le chemin de la vie, le chemin de notre vie qu’il trace au long de son œuvre. En bas, les fruits infernaux que fait mûrir le culte du Moi. Plus haut, l’aurore de la libération, la souffrance salvatrice. Plus haut encore. le détachement, l’« oubli du monde et de tout, hormis Dieu » que chantera Pascal. Béatrice fait regarder à Dante le chemin parcouru. « Et le morceau de glèbe dont nous sommes si fiers se découvrait là-bas, tout au fond, avec ses coteaux que nous appelons montagnes et ses mares qui sont nos mers. Et je tournai mes yeux vers les beaux yeux de ma bien-aimée ».
Le Paradis de Dante n’est pas austère ; il est le monde de la joie.
… Beatrice si bella e ridente.
« Elle regardait le ciel et moi, le ciel dans ses yeux ». Rien n’est beau comme cet hymne à la foi qui relève et qui sauve, comme ce recours à la compassion salvatrice de la Vierge. « Il y a plus de joie au ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes ». La certitude de la victoire de l’amour. Le Paradis, c’est l’apothéose de la pitié ; le cœur du violent Florentin bat tout près du cœur du Fils de l’Homme qui, depuis le commencement du temps jusqu’à la consommation des siècles « a pitié de la foule » des êtres (5). Le Paradis, c’est le retour à la simplicité originelle, à la pureté, à l’innocence primitives : « Si vous ne devenez semblables aux tout-petits, vous n’entrerez pas dans le Royaume de mon Père ». Le Paradis, c’est la Liberté, c’est la Vie surabondante et glorieuse ; c’est la Paix surnaturelle : « Je ne vous la donne pas comme donne le monde ; que votre cœur ne se trouble pas ».
Voici la fin du voyage : l’immersion totale dans l’Ineffable. Et cette Comédie vraiment divine se termine – se couronne – par le mot : Amour, qui exprime l’essence même de Dieu : « l’Amour qui meut le soleil et l’armée des étoiles » (6).
Bulletin des Amitiés Spirituelles, juillet 1956
(1) René Guénon a écrit une intéressante, évocatrice étude sur L’Ésotérisme de Dante.
(2) Beethoven écrivait à Bettina Brentano : « La musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie ».
(3) Dans ses remarquables Entretiens sur la Musique, Furtwaengler dit qu’il y aurait à écrire sur Beethoven cet inconnu... un chapitre « qui traiterait principalement de l’insuffisance des interprètes actuels ».
(4) Il le dit lui-même : « Tu vois bien, lecteur, combien mon sujet s’élève ; ne t’étonne donc pas si, pour le soutenir, j’ai besoin de plus d’art ».
(5) Il faudrait pouvoir exposer la pensée religieuse de Dante. Il enseigne que Dieu ne damne personne. Il convie toutes ses créatures au salut éternel. Le pécheur est celui qui se détourne de Dieu. Mais au pire des coupables il suffit, pour être sauvé, de l’ultime repentir, du suprême appel à la Mère des miséricordes. Pour les êtres enfermés dans le Purgatoire toute une cohorte de saintes femmes implore constamment.
(6) On sait que chacun des trois poèmes de la Divine Comédie se termine par le mot « étoiles ».
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