par Marcel Renébon
Je suis à mi-chemin de Citadelle – que j’ai trop longtemps négligé – livre énorme, inachevé, matériaux plus que rédaction, cadencé comme du Péguy et d’où monte parfois aussi des parfums libertaires qui sentent Gide.
Lorsque je rencontrais Saint-Exupéry en 1940 – à Lyon, chez lui, et chez moi – nous sortions tous les deux de la même guerre. Mais lui l’avait faite comme « pilote de guerre », moi comme rampant, comme bidasse, au sol, bien tristement. J’avais maudit les aviateurs français, absents d’un ciel que la partie adverse utilisait bien. Saint-Exupéry insista sur l’héroïsme de ses camarades. Je me souviens que le traitant d’écrivain, il réagit vivement : il se voulait, en premier, aviateur. Et pourtant c’est aujourd’hui l’écrivain que nous avons face à nous, la main tenant son « Petit Prince », délicieuse et tendre énigme, autant que cette Citadelle imprenable, fascinante comme le Mont Saint-Michel ou Aigues-Mortes.
Quand Antoine de Saint-Exupéry écrivit certains passages, de cette Citadelle, il était en exil et il appartenait à une nation au moins vaincue sur son territoire. À la grandiose déculottée militaire avait succédé pour lui l’affreuse lutte des petits clans politico-césariens qui, à New York, comme à Londres, comme à Vichy, défendaient un drapeau malmené en se tirant les uns sur les autres, sport bien français. Plus tard, Alger n’apportera pas d’apaisement, mais au moins, Alger, ce fut rapidement la guerre et pour Saint-Ex, la mort. Rassemblée en Amérique Citadelle est donc l’œuvre d’un aviateur sans avion, d’un Français sans terre autre que celle qu’il crée. L’aristocrate Saint-Ex rêve d’un royaume idéal, il travaille en moraliste dans un vide qui ne sera rempli que bien plus tard par la ferveur : la génération actuelle semble attacher à cette œuvre la même importance que nous à Vol de Nuit, paru bien avant la guerre.
Le parcours de ce gros ouvrage appartient au lecteur qui a le courage de l’entreprendre. Passé le pont-levis, on ne s’arrête guère que pour souffler de temps à autre tant la phrase est belle, tant les « rubriques » sont hautaines et travaillées comme pour des triptyques... qui auraient mille ou deux mille volets. Tout y passe, le gouvernement et l’amitié, la femme et l’art, la caravane et la violence dans une richesse et une netteté de jugements, une harmonie contradictoire de valeurs telle que Citadelle est une véritable somme pour les temps modernes. Trouver des idées générales là-dedans n’est pas difficile, ce qui l’est, c’est de trouver le dessin du Temple, l’idée générale. Risquons-nous.
L’homme de Saint-Ex existe dans l’acte, dans la construction. Il est créateur et exerçant cette fonction – sans laquelle il n’est rien – il a droit au respect de Dieu et des hommes, à la liberté et à la tendresse. Mais il est aussi unité dans un tout naturellement hiérarchisé : le chef apparaît, il est sublime, méditant, attentif, magnanime et parfois brutal jusqu’à l’exécution. C’est le grand solitaire, qui se soucie peu d’être compris, encore moins d’être aimé. Il est fier, il aime sans rien attendre, et méprisant d’avance ce qui peut venir en retour.
Saint-Ex hait les « sédentaires », il est superbe citoyen du monde, mais un citoyen qui porte en lui des trésors cachés, Jeanne d’Arc et les Croisés, Vauban et Bonaparte. Le sédentaire, c’est l’immobile, le calfeutré dans des idées courtes, ou une maison, voire une cervelle de veau. Saint-Ex est pour la vie plénière, aérée, aventureuse, mais dans un certain ordre moral. Mais au besoin, on loge à l’hôtel.
Le grain peut tuer cet homme, entendez par grain richesse et confort. Il n’est sauvable que par « la construction des tours », ce qui implique audace, imagination, efforts. Et dans cette construction, il aura échange et amitié, contacts et appréciations avec les autres, au-delà des mots qui n’ont que valeurs indicatives, qui ne sont que poteaux sur le chemin des vérités.
Le jeune Antoine avait eu une éducation religieuse et de plus catholique. On le signale à Mongré, sis à Villefranche alors sur Saône, où passera aussi Teilhard de Chardin. Saint-Ex eut sûrement d’abord du Christ une image harassante et jésuite, bien propre à l’en détacher. Jésus n’est pas dans Citadelle, nommément, mais il y est pourtant à chaque ligne : Jésus, c’est l’altier devenir de l’homme selon Saint-Ex. Il porte en lui les vertus hautes, la générosité, la liberté, la vaillance.
Il fallait un surplomb à cette Citadelle qui, sans cela, eut été fermée vers le Haut. Dieu l’est, infini, omnipotent, « lieu » de rêve et de courage, que personne n’occupera jamais sinon par un formidable haussement fait de sacrifices, de sang et d’amour.
Saint-Ex nous rappelle ainsi qu’il nous faut reconstruire Dieu à travers ce qu’Il a déposé en nous de Lui. Tâche moderne qui demande d’abord une mémoire vidée du faux Dieu que nous ont fabriqué et vendu longtemps les églises, les couvents, les chapelles.
Archange-aviateur Saint-Ex a cessé de vivre le 31 juillet 1944, en plein ciel de France. Je le revois, souvenir de 40, avec sa stature relativement épaisse, et cette curieuse tête toute en crâne, affublée d’un nez badin, un peu ridicule : rien de l’aigle... Il fallait prendre garde à ses yeux qui étaient noirs, doux et observants, mais qui surtout portaient l’implacable désir d’authenticité des regards d’enfants, ces enfants que justement Jésus traita en Rois. Ce grand Prince, Saint-Exupéry, s’est fait petit dans un livre. N’attendez pas, comme je l’ai fait : entrez dans sa Citadelle, elle nous gardera des conduites molles. Elle nous dit, et très bien, que pour que l’homme vive, il suffit qu’Il veuille, Dieu aidant.
Bulletin des Amitiés Spirituelles, janvier 1977.
Commentaires