par André Lalande
Emmanuel Marc Henry Lalande, qui écrivit plus tard sous le nom de Marc Haven, est né à Nancy, le 24 décembre 1868 : c’est ce qui lui fit donner ce nom d’Emmanuel, que personne n’avait porté auparavant dans la famille, et qui fut son prénom usuel. Ses parents n’avaient d’autre attache avec la Lorraine qu’une résidence momentanée : son père, Charles Marc Lalande (1), était alors Censeur des Études au Lycée de Nancy, et le quitta d’ailleurs dès l’année suivante pour celui de Rouen. Les Lalande sont originaires d’un village de Bourgogne qui porte ce nom, dans l’arrondissement d’Auxerre. Ils s’étaient établis au commencement du XVIIIe siècle dans le nord du Sénonais, à Pailly, puis en 1813 au Plessis-Saint-Jean, qui touche presque Pailly, après le mariage de Marie-Anne-Adélaïde Moreau, fille d’Ambroise Moreau, l’un des gros propriétaires du pays, avec Jean-Baptiste Lalande, dont nous reparlerons un peu plus loin.
La mère d’Emmanuel Lalande, née Labastie (2), appartenait à une vieille famille dauphinoise d’où étaient sortis, notamment plusieurs Présidents du Tribunal de Gap, et un Conseiller à la Cour royale de Grenoble, Jacques Labastie, ou de Labatie (on trouve dans les actes de l’époque les deux formes du nom). Le fils de celui-ci, Casimir, qui n’avait aucun goût pour les études et qui préféra vivre sans profession des revenus d’une fortune modeste, épousa l’une des filles du Président du Tribunal de Grenoble, Julie Mallein. Elle était, quoique beaucoup plus jeune, cousine germaine d’Henriette Gagnon, la mère de Stendhal. La très nombreuse famille Mallein, autrefois protestante, redevenue catholique vers la fin du XVIIIème siècle,comptait des magistrats, des professeurs de droit, des notaires, beaucoup d’hommes de valeur et de femmes distinguées. Madame Casimir Labastie a laissé elle-même le souvenir d’une personne remarquable. Sa plus jeune fille, qui devint Madame Charles Lalande, était d’une rare intelligence, instruite, spirituelle ; ses lettres étaient célèbres dans la famille par leur tour original. Il y avait en elle l’étoffe d’un écrivain de talent, et elle serait devenue auteur sans regrets si elle n’avait pas eu d’enfants. Mais elle fit abnégation de ses goûts littéraires pour se dévouer entièrement à l’éducation de ses deux fils. Elle mourut malheureusement de bonne heure, à cinquante ans, alors que le plus jeune, Emmanuel, en avait à peine vingt. Il lui ressemblait beaucoup, et de bien des manières : au physique, par ses traits, ses yeux un peu inégaux, sa figure maigre et son teint brun ; intellectuellement, par son imagination, son goût pour les vers, son esprit, son genre d’humour, sa faculté de saisir instantanément les ridicules. Comme elle, il les relevait parfois d’un mot incisif ; mais plus souvent il les remarquait sans rien dire, car il parlait peu, surtout dans son enfance, et n’avait point de facilité naturelle à discourir, ni surtout à développer les idées. Mobile, passionné, animé d’un vif amour-propre, ardent à tout ce qu’il entreprenait, mais courtois, prudent et discret dans ses propos, il se disait lui-même Dauphinois ; et, de fait, son esprit et son caractère, comme son aspect physique et son tempérament, auraient facilement laissé croire qu’il était né sur les bords de l’Isère. Il était doué d’un sens psychologique aigu, d’une interprétation subtile et rapide de ce qu’il voyait et entendait. Dès son enfance, il avait une étonnante promptitude à deviner le mot d’une charade, d’un rébus, d’un proverbe : ses camarades en étaient souvent abasourdis. Plus tard, ces mêmes dons lui faisaient sentir presque intuitivement ce que pensaient les autres ; et quand il fut médecin, ils servirent grandement à la pénétration de son diagnostic et à son autorité sur l’esprit des malades. De là venait aussi une certaine tendance à considérer les paroles et la conduite humaine comme des réactions nécessaires, que l’on peut provoquer à coup sûr en disant le mot ou en faisant le geste opportuns. De là encore un certain goût pour la mystification, mais qui jamais pourtant ne l’entraînait hors des limites de la bonté. Sa facilité même à sentir et à interpréter les sentiments d’autrui était une source de bienveillance et de pitié.
Il montra aussi de très bonne heure une imagination peu commune. À l’âge de huit ans, étant au Petit Lycée de Montpellier, il avait inventé de toutes pièces un extraordinaire roman d’écolier, qu’il déroulait au jour le jour comme s’il s’était réellement passé pendant les récréations. Son frère aîné, un peu plus âgé, et qui par suite ne jouait pas dans la même cour, écoutait avec un naïf intérêt ces aventures passionnantes et toujours nouvelles, mais racontées d’ailleurs sobrement, parfois en quelques mots, souvent à bâtons rompus, comme si des détails oubliés lui revenaient à la mémoire : le partage des « petits » en deux clans, engagés dans une rivalité homérique, où lui-même et son camarade Daussargues étaient censés être les deux chefs ; les compétitions, les ruses de guerre, les surprises, les victoires, les trêves, les trahisons – jusqu’à ce qu’un jour une histoire de machination vraiment trop invraisemblable réveilla l’auditeur de sa confiance et lui fit mettre en doute tout ce que son cadet lui faisait croire depuis un mois. Celui-ci se mit à rire, enchanté du long succès de sa galéjade, et reconnut qu’il avait imaginé cette épopée, sans le moindre fondement dans les faits réels, – ce qui était peut-être encore plus étonnant que les aventures elles-mêmes.
Son grand-père, Jean-Baptiste Lalande, né en 1789, ne mourut qu’en 1886, presque centenaire. Ses petits-fils l’ont bien connu, et tant qu’il vécut, ils venaient régulièrement passer auprès de lui un mois de vacances au moins, dans sa propriété du Plessis-Saint-Jean, non loin de Sens, où quatre corps de bâtiments, en partie inutilisés – grande joie pour des enfants – formaient comme un petit hameau entouré d’arbres et de jardins. C’était un homme de grande valeur personnelle, mais à qui les circonstances n’avaient permis que des études écourtées, ce qu’il regrettait assez vivement. Aussi dirigea-t-il ses fils vers des carrières intellectuelles. Lui-même vivait en propriétaire campagnard, du revenu des terres qu’il possédait dans la région ; mais il n’y avait rien chez lui du matérialiste pratique, gros mangeur et gros buveur, qu’on imaginerait naturellement dans sa situation. Assez grand, maigre de figure et de corps, très sobre, de santé délicate – les médecins l’avaient même jugé perdu, vers l’âge de quarante ans, pour une maladie d’estomac qu’il soigna lui-même depuis lors, et avec succès – il était fort sédentaire, ce qui ne l’empêchait pas de dormir paisiblement neuf ou dix heures chaque nuit. Il ne prenait guère d’autre exercice que de s’occuper de son verger, de ses treilles et de ses ruches, qui réussissaient admirablement. Il fut maire de sa commune pendant trente ans, et le serait resté jusqu’à sa mort si une surdité croissante n’était venue lui rendre ces fonctions trop difficiles. C’était un caractère naturellement enjoué, que cette infirmité déprima un peu, mais sans l’assombrir : bienveillant, aimant beaucoup la conversation, tant qu’elle lui fut possible, les jeux, et tout particulièrement les cartes ; un peu sceptique et moqueur (surtout en matière politique), mais avant tout homme de jugement, et fort écouté de l’administration, auprès de laquelle il eut souvent l’occasion de rendre des services aux habitants de la commune. Les gens du voisinage venaient le consulter dans leurs difficultés, et quelquefois recourir à son autorité ou à son arbitrage.
Son fils aîné, Julien, fit de brillantes études au Lycée de Sens, et entra à l’École Normale Supérieure dans la promotion de 1853. De treize ans plus âgé que son jeune frère Charles-Marc, il fut pour les enfants de celui-ci comme un second grand-père, et se trouva étroitement mêlé à la vie de son neveu, surtout entre ses douze et ses dix-huit ans. Après avoir enseigné l’histoire aux Lycées de Chartres, d’Auch, de Bourges, il avait de nouveau passé trois ans à l’École Normale comme surveillant ; puis il était entré définitivement dans l’administration comme censeur du Lycée de Grenoble, en 1851, et il termina sa carrière universitaire comme Proviseur honoraire du Lycée de Reims, qu’il avait dirigé pendant dix ans. En 1878, il prit sa retraite et vint habiter Sens, où son frère devait le rejoindre quelques années plus tard. Mais l’inaction lui pesa vite, malgré les ressources de sa belle bibliothèque historique et littéraire, dans laquelle son neveu puisa les matériaux d’une lecture aussi variée qu’abondante. Il ne se retrouva dans son élément que lorsqu’il devint en 1882, Conseiller Municipal, puis Maire de Sens.
Il avait épousé la plus jeune des nièces de Stendhal (les filles de sa sœur Zénaîde, mariée à son cousin Alexandre Mallein). M.et Mme Julien Lalande, qui n’eurent pas d’enfants, considéraient les fils de M. Charles Lalande comme les leurs, d’autant que les deux belles-sœurs étaient proches parentes, la grand’mère maternelle d’Emmanuel Lalande, comme on l’a vu, était aussi un Mallein, et cousine de Stendhal par un autre côté. Mais l’auteur de La Chartreuse de Parme, dont les œuvres ravissaient les jeunes universitaires, ne jouissait pas dans sa famille de la même admiration : on lui savait mauvais gré de son indépendance ombrageuse, de ses bizarreries, de sa hâte à quitter Grenoble, et, quand parfois il y revenait, de son peu d’empressement à aller voir ses plus proches parents ; c’est au point qu’un jour il rencontra dans la Grande Rue ses trois nièces, les lorgna, les fit remarquer à son ami Bigillion comme de jolies filles... et fut un peu surpris d’apprendre qu’il était leur oncle. Madame Julien Lalande, qui racontait volontiers cette anecdote, ne lui gardait pas trop de rancune, à cause du compliment. Mais elle en tenait l’auteur pour un original dévergondé et un peu diabolique.
Julien Lalande avait dirigé et poussé fort loin son jeune frère dans ses études classiques, pour lesquelles celui-ci aurait eu par nature peu de vocation. Cette indifférence ne l’empêcha pas d’y bien réussir – lui-même en exprimait quelquefois son étonnement, et presque son regret –. Il devint un excellent latiniste, et fut reçu à son tour à l’École Normale, dans la promotion de 1849 : c’est là qu’il connut About et Sarcey, qu’il retrouva plus tard à Grenoble, Taine, Fustel de Coulanges, Gréard, avec qui il conserva toujours de cordiales relations. Mais bien que dévoué à l’École, dont il avait gardé très bon souvenir, il n’eut jamais, littérairement, ce qu’on appelle « l’esprit normalien » : au physique, de petite taille, mais vif, souple, vigoureux, tout en nerfs, il préférait aux livres l’observation, les faits concrets, les exercices du corps, le cheval, les armes, la natation, la marche : à plus de soixante ans, il montait encore de branche en branche dans les arbres de son jardin pour y cueillir des fruits ou détruire des nids d’oiseaux nuisibles. Au moral, par un contraste singulier, c’était un esprit profondément chrétien, quoique détaché de tout culte positif, mais lecteur fidèle des Évangiles, ayant foi dans la prière, et d’autant plus qu’elle était moins rituelle, profondément pénétré de l’omniprésence de Dieu, et surtout de l’opposition entre l’âme et le corps ; né animal, disait-il un jour, il voulait mourir esprit. Devenir aussi conscient que possible de lui-même et de ce qui l’entourait, acquérir, avec la sensibilité perceptive la plus subtile, la maîtrise de soi la plus complète,communier avec Dieu et avec la totalité de l’Être, tel était l’idéal qu’il s’était assigné et qu’il se rendait témoignage, dans sa vieillesse, d’avoir en grande partie réalisé. Mais toute cette vie intérieure, qui datait pourtant de sa jeunesse, il en parlait peu, et dans ses dernières années seulement ; son fils Emmanuel habitait alors loin de lui, et le voyait trop rarement pour reconnaître cet aspect de sa nature, qui aurait pu les rapprocher. De l’esprit religieux du père à celui du fils, il n’y eut aucune influence, si ce n’est peut-être celle d’une obscure hérédité de tendances. Entre eux régna au contraire, sur ce point et sur bien d’autres, une séparation morale née de malentendus, entretenue par une autorité paternelle qui s’exprimait souvent avec raideur. Elle tenait, chez M. Lalande père à ses conceptions théoriques sur l’éducation, à sa défiance de la nature, à l’idée que les parents doivent se faire obéir, même s’il leur en coûte, à sa sévérité un peu ascétique pour lui-même et pour les autres. Son timbre de voix, naturellement dur, ajoutait encore à cette impression, dont le Dr Lalande conservait un pénible souvenir et que son isolement voulu ne lui permit pas d’effacer plus tard. Il n’alla jamais jusqu’à parler de son père comme Stendhal parlait du sien, mais il garda vis-à-vis de lui cet individualisme aigu, qui ne supporte pas d’être encadré, même dans sa famille, ni de subir la moindre contrainte qui ne soit pas librement acceptée. Pendant toute son année de caserne, par exemple, malgré les conditions de service assez privilégiées qu’obtenaient les étudiants en médecine, il ne cessa de ronger son frein, et de nourrir une profonde aversion pour la vie militaire.
Par les Mallein et les Labastie, il était aussi doublement apparenté aux Pellat. Son grand oncle, Auguste Pellat, Membre de l’Institut, Doyen de la Faculté de Droit de Paris, familier de la cour sous Louis-Philippe, a laissé des ouvrages juridiques, en particulier sur le Droit romain, qui ont été longtemps classiques. Son oncle à la mode de Bretagne, Adolphe Pellat, Vice-Président du Conseil de Préfecture de l’Isère, pour lequel il avait un vif attachement, est surtout connu pour ses travaux de botanique et par le magnifique herbier dont il fit don plus tard à la Faculté des Sciences de Grenoble ; son cousin-germain, Henri Pellat, Professeur de physique à la Faculté des Sciences de Paris, a été longtemps Secrétaire général, puis Président de la Société française de Physique. Le botaniste Gaston Bonnier, de l’Académie des Sciences, également professeur à la Sorbonne, et dont la famille était amie de la sienne, le traitait aussi comme un neveu. Ainsi trouvait-il autour de lui, en dépit qu’il en eût, le milieu le plus favorable à son développement intellectuel.
André Lalande (son frère), Marc Haven, Ed. Pythagore, 1934
(1) Ndlr : 41 ans.
(2) Ndlr : Marie Julie Amanda, 32 ans.
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