par André Lalande
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Dans son enfance, il avait connu des régions de France très variées. Son père fut successivement Censeur des études des Lycées de Nice et de Reims, puis Inspecteur d’Académie des Basses-Alpes, de la Lozère, de l’Hérault, de la Haute-Garonne. En 1879, il demanda et obtint, non sans difficulté, d’échanger ce département contre celui de l’Yonne, pour se rapprocher de son père, qui vivait encore, et de son frère aîné, qui venait, comme nous l’avons dit, de prendre sa retraite à Sens. Sa femme et ses enfants le suivirent naturellement dans toutes ces résidences, sauf à Mende, où il n’avait été envoyé que pour une mission temporaire de quelques mois. M. Lalande père, tout en surveillant les études de ses fils autant que le lui permettaient ses fonctions, tenait beaucoup à développer leurs muscles et leurs poumons. Ceci s’accorde mieux qu’il ne semble avec le spiritualisme si marqué de ses croyances : lui-même, d’une part, avait toujours été très sportif ; de l’autre, il tenait que le corps obéit d’autant mieux à l’âme qu’il est plus sain et plus vigoureux ; et surtout il estimait que les exercices physiques sont le meilleur préventif contre la domination ou la perversion des penchants sexuels, principal obstacle à la vie de l’esprit. Dans toutes les villes qu’il habita, il employait ses après-midi de liberté, le jeudi ou le dimanche, et quelquefois la journée entière, à faire avec ses enfants de longues excursions à pied. À Digne, en particulier, au milieu des montagnes, Emmanuel Lalande, à six ou sept ans, accomplit de véritables prouesses pour son âge, et acquit la base de ces qualités d’alpiniste qu’il développa plus tard en Dauphiné. Après la mort de son grand-père Lalande, il y alla presque tous les ans passer la plus grande partie de ses vacances, quelque fois chez sa tante, Madame Jules Mallein, dans sa pittoresque résidence d’été à Furonnières, plus souvent chez son oncle Adolphe Pellat, qui possédait une belle propriété aux environs de Sassenage, et dont les enfants l’aimaient comme un frère. Il retrouvait autour de Grenoble une nombreuse famille : son cousin Henri Pellat, avec sa femme, sa fille et ses fils ; Gaston Bonnier, dont nous avons déjà parlé ; leur ami Justin Maumus, dont on lira plus loin les souvenirs (1). Tous étaient des fervents de la montagne et venaient fréquemment passer leurs mois de liberté dans la région.
C’est au Lycée de Sens qu’il acheva ses études secondaires, commencées à Digne, à Montpellier, à Toulouse et à Auxerre. Il y entra en quatrième, à la rentrée 1881. Son père, à son tour, était venu y prendre sa retraite auprès de sa famille, bien avant l’âge réglementaire. Il y avait été décidé par une apparente maladie d’estomac, qui semblait grave, et le gênait beaucoup dans ses fonctions. Mais après quelques années de repos, et surtout quand il se fut résolu, après la mort de sa femme, à passer toute l’année dans sa vieille maison de campagne du Plessis-Saint-Jean, il retrouva une excellente santé pour son âge, et vécut jusqu’à quatre-vingts ans. À Sens, Emmanuel Lalande eut de bons professeurs, aucun cependant qui ait influé sur son développement de manière assez notable pour qu’il fût resté en relations avec lui, ou même pour qu’il en eût gardé un souvenir particulièrement sympathique, sauf pourtant Augustin Monod, avec qui il avait fait sa troisième. Dès ses années de collège, il était d’ailleurs un indépendant, assez bon élève pour satisfaire à peu près ses professeurs et ses parents, mais sans attacher aucun intérêt aux exercices scolaires, et leur préférant de beaucoup l’activité intérieure de ses idées, qu’il ne communiquait guère. C’est à cette époque qu’il commença à faire des vers, mais il les détruisit plus tard, quand il publia Turris Eburnea.
Pendant ses années de séjour à Sens, il s’adonna beaucoup aux exercices physiques. L’Yonne, canalisée, forme aux environs de la ville un large bassin : avec son frère et ses camarades, notamment Jules Legras, il passait de longues heures à nager, à plonger, à ramer, et aussi à tirer des bordées dans un petit canot à voile qui fut une des joies de son enfance. Les membres du « Sport nautique Sénonais » possédaient aussi des périssoires avec lesquelles ils faisaient des randonnées à plus longue distance, quelquefois de la journée entière, portant à deux les légères embarcations pour franchir les barrages ou se faisant écluser quand le passage d’un chaland leur en donnait l’occasion. – Dès que la bicyclette fut inventée, M. Lalande père en fit venir d’Angleterre pour ses enfants, et les courses de terre s’ajoutèrent aux heures passées sur l’eau. Enfin il les avait mis de bonne heure à l’escrime, qui d’abord ne leur plaisait guère, mais pour laquelle Emmanuel Lalande finit par prendre un goût très vif, qui ne cessa de se développer : à l’âge d’homme, il était devenu un excellent tireur ; il prit part à bien des tournois et y remporta plus d’une fois des succès.
II aimait beaucoup moins les leçons de danse, qui réunissaient pourtant un groupe très aimable de jeunes gens et de jeunes filles, et dont il semble qu’à son âge il aurait dû tirer grand plaisir. Mais tout ce qui était vie mondaine lui a toujours été à charge. Le sport n’engage que les actes, et d’une manière strictement limitée : le monde demande un certain conformisme des esprits, ou du moins des paroles, qui lui était profondément antipathique. Il y a toujours eu chez lui, dès l’enfance, une répugnance profonde pour ce qui fixe l’homme dans un milieu social ou familial, un besoin d’évasion, une sensibilité libertaire : il ne rêvait qu’une vie écartée et secrète, avec un petit nombre d’amis choisis uniquement pour leurs idées et leur caractère en dehors de toute obligation de naissance ou de fonction. Vers douze ans, à travers quelques romans populaires que lui avait prêtés un camarade, il s’était passionné pour les nihilistes russes, en tant surtout que conspirateurs, ennemis du gouvernement établi et de l’ordre social régnant. Avec un ou deux camarades, il répandit pendant plusieurs semaines dans Auxerre, où il était alors, de petits placards anarchistes collés aux murs à la nuit tombante, ou jetés dans les boîtes aux lettres particulières ; à la fin, ces factums furent pris au sérieux, même par des magistrats, l’inquiétude se répandit, il y eut un commencement d’enquête. Mais elle fut vite arrêtée par M. Lalande père : car, par une heureuse inspiration, son fils venait justement de raconter devant lui ces exploits, auxquels il commençait à ne plus s’intéresser. Inutile de dire qu’il fut sévèrement grondé, mais l’affaire n’eut pas de suites, et c’était l’essentiel.
Peut-être faut-il rattacher au même goût de l’irrégulier et du secret, à la même répugnance pour tout ce qui était d’ordre établi et consacré, de toute science publiquement reconnue et enseignée, l’attrait qu’un peu plus tard exercèrent sur lui les doctrines occultistes. Le premier élan dans cette direction lui fut donné lorsqu’il avait quinze ou seize ans, par certaines œuvres de Joséphin Péladan, que son père avait achetées sur la foi d’une annonce de librairie, et d’ailleurs n’avait pas beaucoup appréciées. Emmanuel Lalande les lut au contraire avec une vive curiosité. Mais l’occultisme était si bien dans la ligne de toute sa nature que s’il n’y était pas entré par cette porte, il en eût certainement trouvé quelque autre. Pourtant il n’y attacha tout d’abord qu’une importance secondaire. L’idée couvait dans son esprit, mais sans y tenir une place de premier rang, quand il se décida pour l’étude de la médecine. C’est lui qui choisit cette carrière de sa propre initiative : sa famille songeait plutôt à le diriger vers les mathématiques, et lui avait même fait faire, après sa philosophie, une année d’« élémentaires ». Rien n’eût été plus contraire à sa nature. Mais on pouvait s’y tromper : l’algèbre ne lui déplaisait pas ; et son peu de goût pour le genre de travail littéraire qu’on fait au lycée masquait encore complètement, à cette époque, les dons de poète et d’artiste qui se révélèrent plus tard chez lui.
Le voilà donc arrivant à Paris, à la rentrée de 1887, ravi de se trouver libre, et de mener la vie d’étudiant en médecine dans un Quartier Latin où l’existence était plus gaie, plus libre et plus facile qu’aujourd’hui. Il habita d’abord rue des Fossés-Saint-Bernard, avec un de ses camarades de Sens, Achille Bourbon, qui faisait les mêmes études ; à partir d’octobre 1888, il s’installa dans un appartement de la rue Le Goff avec son frère, qui venait de sortir de l’École Normale et qui, par un concours de circonstances inattendu, se trouvait débuter dans l’enseignement à Paris même. Cette vie commune réunissait souvent chez eux de futurs médecins, de jeunes professeurs, des candidats à l’École Normale. On y voyait Paul Sirven, maintenant Doyen honoraire de la Faculté des Lettres de Lausanne ; son cousin Emile Bourguet, aujourd’hui Professeur au Collège de France ; Georges Dumas, actuellement Membre de l’Académie de Médecine et Professeur à la Sorbonne ; l’ingénieur Maurice Bardier ; Georges Surugue, qui faisait alors son droit, et qui mourut Préfet de la Haute-Savoie quelque temps après la guerre ; André Antheaume, récemment disparu, après avoir acquis une assez belle notoriété de psychiatre : il avait la spécialité d’arriver aux environs de minuit, quand tout le monde était au moment d’aller se coucher, et de faire rebondir la conversation pendant une heure ou deux. La littérature, la philosophie, l’hypnotisme, la télépathie étaient les sujets à l’ordre du jour. Emmanuel Lalande, lui aussi, aimait à sacrifier au sommeil le moins possible de sa vie. Les jours où il ne recevait pas des amis, il fréquentait certains cafés littéraires du Quartier Latin, aujourd’hui disparus pour la plupart, notamment le « Vachette » (2): la clientèle masculine, quoique fort mélangée, y déployait souvent une belle activité d’esprit ; la clientèle féminine, avec de tout autres qualités, y était particulièrement agréable pour des jeunes gens. On y pouvait causer, jouer et consommer aussi tard dans la nuit qu’on voulait. Les conversations étaient variées. Le poker y occupait aussi de longues heures, et non moins passionnantes pour le jeune étudiant ,en médecine ; car il était alors plein d’ardeur pour le jeu, tant aux cartes que sur les champs de course, dont il fut un habitué fidèle pendant quelques années.
Au « Vachette », une nuit où la partie durait depuis longtemps, il éprouva un bel exemple de paramnésie classique, que lui-même raconte ainsi : « Un de mes partenaires joue, et dit : “Cinq, plus cinq”. À ce moment, malgré la banalité de la formule, je sens subitement que je la lui ai déjà entendu prononcer, assistant au même coup, au même endroit, et avec tout le consensus total des mêmes sensations. – Un autre joueur réplique : “Tenu, plus cinq”. L’impression que je ressentais s’accentue, et je prévois avec un sentiment d’angoisse que le troisième va répondre : “Ah ! il a le full des as !”. Et en effet, à peine avais-je fini de penser cette phrase qu’il s’écrie : “Ah ! il a le full des as !” précisément avec le ton, le timbre de voix et l’expression que j’avais imaginés. J’ai remarqué tout cela immédiatement et avec une impression pénible qui s’est rapidement dissipée.» Il en parla dès le lendemain matin à son frère, et sur sa demande, rédigea cette observation ; il était nettement convaincu qu’il avait réellement perçu d’avance la phrase qui allait être dite. Peut-être s’était-il produit, d’une manière presque instantanée, une illusion de perspective dans le souvenir ? Peut-être aussi la perception, par un phénomène analogue à la télépathie, a-t-elle bien été anticipée ? On en cite d’autres exemples, et personne n’était mieux prédisposé que lui, par nature, à une intuition de ce genre.
Cette passion du jeu, d’ailleurs, fut bientôt surmontée par une autre, qui devait remplir toute sa vie : celle des recherches dans le domaine de l’occulte. Je dis recherches, et non doctrines, car s’il était profondément convaincu de la réalité des existences et des actions que l’on réunit d’ordinaire sous ce terme, il se réserva toujours une extrême liberté de jugement, quant aux diverses interprétations qui prétendent à en exprimer la nature ou à en révéler les lois. Introduit en 1891 au Cercle occultiste de la rue de Trévise (par un compatriote sénonais, M. Lefort), il y fit connaissance tout d’abord avec M. Chamuel, plus âgé que lui d’un an ou deux, et fondateur de la « Librairie du Merveilleux », à laquelle le Cercle était annexé ; puis, par son intermédiaire, avec Papus (le Dr Gérard Encausse) qui, lui aussi, faisait à ce moment ses études de médecine. Il était pourtant déjà l’auteur du Sepher Jesirah, du Tarot des Bohémiens, du Traité élémentaire de Science occulte, de plusieurs articles dans l’« Initiation » et « Le Voile d’Isis », dont il avait été le fondateur. Malgré sa jeunesse, – il n’avait guère plus de vingt-cinq ans – Papus jouissait ainsi dans ce groupe d’une grande autorité, et il lui communiquait une active impulsion. C’est par lui que Marc Haven fut mis en relation avec Stanislas de Guaita, l’un des maîtres de l’occultisme les plus réputés à cette époque, qui l’accueillit avec sympathie et considération ; plus tard, avec le Dr Philippe, de Lyon, qui devait jouer un si grand rôle dans son existence. Son intelligence, sa courtoisie, sa finesse psychologique, le charme de sa conversation ne tardèrent pas à lui faire une place à part au milieu de tous les jeunes qui fréquentaient le Cercle de la rue de Trévise. Au bout de peu de mois, Papus le fit entrer au Grand-Conseil Martiniste, qu’il venait d’organiser ou de réorganiser.
D’autre part, pendant les vacances de 1890, dans un séjour qu’il fit au bord de la mer, à Saint-Briac, il s’était lié avec le peintre Paul Signac, aujourd’hui célèbre, dont le talent, les curieuses observations sur les formes et les couleurs, la technique originale du pointillisme commençaient à faire la réputation. Des goûts communs les rapprochèrent étroitement. Le jour, c’étaient de longues navigations sur son petit yacht Le Mage ; le soir, des conversations, qui se prolongeaient souvent, sur les théories de l’art, sur les proportions harmoniques, sur les effets psychologiques des couleurs, de leurs accords et de leurs contrastes, sur la valeur mystique des nombres, sur les correspondances et les signatures. Ce furent pour lui des semaines heureuses, fécondes pour son développement intellectuel, et qui cimentèrent une amitié solide : l’estime et la sympathie que Signac et lui prirent l’un pour l’autre durèrent jusqu’à ses dernières années.
André Lalande (son frère), Marc Haven, Ed. Pythagore, 1934
(1) Ndlr : Publié ultérieurement.
(2) Ndlr : Le Café Vachette, fréquenté par Verlaine, un des piliers, Mendès, Huysmans, Mallarmé, Barrès, Maupassant, etc., se trouvait au coin de la rue des Écoles et du boulevard Saint-Michel (n°27).
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