par Sédir
S’il est un mot indéfinissable, parce que les idées qu’il évoque sont les plus opposées et constituent le plus vaste des horizons offerts à l’intelligence de l’homme, c’est celui de mysticisme. On a appelé ainsi des doctrines très hétérodoxes : on a découvert des panthéismes, des sciences, des matérialismes mystiques. Tout est mystique, si l’on veut, puisque l’homme ne connaît la raison de rien : il nous a été donné de comprendre que les plus hauts génies, les poètes et les artistes les plus sublimes, les savants les plus profonds, n’ont connu qu’un lambeau de la Vérité ou de la Beauté ; il y a quelque part, dans le monde, des Êtres dont la conceptualité dépasse la nôtre, dans la proportion où la nôtre est au-dessus de celle d’un caillou ; le mystère est donc partout ; où il faut le chercher ? non pas dans la forme matérielle des choses, non pas dans leur enveloppe seconde, mais dans leur essence animique ; la science des âmes, tel est le mysticisme, et, comme l’âme de l’homme contient en résumé les âmes de toutes les créatures, le mysticisme est la science de l’âme scellée d’un tel sceau que les anges même ne la connaissent pas.
Science vaine dira-t-on, puisque son objet est le perpétuel inconnaissable ; seule science certaine au contraire, parce que son but est l’Absolu, parce qu’elle réside au-dessus des sciences humaines, parce que sa méthode est en dehors de la raison, parce que son fruit est la Vie éternelle. Et par sciences humaines, nous n’entendons pas seulement les sciences, les philosophies, les théologies enseignées du haut des chaires ; mais toutes les sciences dites occultes, les entraînements secrets qui décuplent la force de la pensée, les contemplations du rationalisme transcendant, toutes les magies, toutes les yogas, tous les calculs ; tout cela c’est de la science humaine, c’est-à-dire qu’à un moment donné, l’homme peut l’acquérir par sa propre force, sur cette terre ou dans tout autre point.
Bien plus, il peut y avoir des sciences et des arts dont nos plus téméraires utopistes n’ont pas osé rêver ; pourquoi n’y aurait-il pas des espaces à plus de trois dimensions ? Pourquoi la parole ne serait-elle pas différente sur d’autres plans ? Pourquoi les êtres ne pourraient-ils pas se reproduire autrement que par les modes connus de nos naturalistes ? Pourquoi les pierres ne seraient-elles pas habitées ? Et les flammes ? Et les espaces inter-planétaires ? Toutes ces notions, l’homme peut les acquérir avec le temps ; avec tous ces êtres il peut espérer de faire connaissance un jour ; mais de tout cela, s’il reste lui-même, il ne pourra rien saisir que déformé par sa propre personnalité ; habitant la Nature,il ne connaîtra que le naturel. Le mysticisme au contraire, c’est le véritable sur-naturel, et le seul ; il vise plus haut que les Roues de feu, que les sphères, que les Animaux sacrés ; plus bas que les abîmes de l’Enfer, plus loin que la pensée humaine ne peut s’avancer : il faut donc, pour entrer dans sa voie, détruire le Naturel en nous, ou plutôt l’abandonner.
C’est à la fois un jeu d’enfant qui, peut être réalisé en une heure et un travail de géant que des milliers de siècles sont à peine suffisants pour accomplir. Ainsi, au mystique toutes les religions, tous les rites, tous les secrets, toutes les lois, toutes les sciences sont inutiles : et cependant il s’agenouille, il observe, il étudie, il obéit, comme si tout ce fatras lui était nécessaire ; il est la conciliation vivante de toutes les inimitiés, la résolution de tous les contraires, l’équilibre actif et vivificateur. Il vit dans un présent sans cesse renouvelé ; le passé n’existe plus, n’a plus d’utilité pour lui puisque l’afflux incessant de la Vie renouvelle ses forces à mesure qu’il les dépense ; l’avenir il ne s’en soucie pas puisqu’il se sait guidé dans chacun de ses mouvements ; c’est l’esclavage de l’Amour ; la Nature se prosterne devant un tel esclave, et ne lui cèle aucun de ses trésors. Il y a peut-être sur la terre deux ou trois hommes faits, il y en a un peu plus d’adolescents ; tout le reste, nous ne sommes que des enfants conduits en lisière ; agitons les bras, nous nous croyons libres et nous trouvons moyen de casser pas mal d’objets fragiles autour de nous ; nous sommes impatients, nous réclamons à cor et à cri les confitures avant d’avoir mangé la soupe ; aussi le Ciel nous donne-t-il de temps en temps un peu de dessert. C’est pourquoi il n’est pas excellent de prendre pour guides les hommes célèbres ; savons-nous ce qu’est devenu un Homère, un Napoléon, un saint Thomas ? ils sont peut-être à côté de nous, imbéciles mendiants ou pervers : ils ont peut-être eu le gâteau d’abord avec beaucoup d’efforts, et il leur faut ensuite manger leur pain sec. L’extase n’est pas autre chose ; c’est une gâterie qui sert à nous faire patienter, ou qui nous récompense d’un peu de travail ; le plus grand saint, quelle certitude a-t-il que ce soit réellement le Père qui lui parle ? Ne peut-il y avoir, dans l’Univers, des êtres tellement au dessus de nous, que leur seule présence nous fait perdre le sentiment ? S’attacher à cela, c’est lâcher la proie pour l’ombre ; c’est ce que font et ce qu’ont fait tous les hommes réputés sages : les Brahmes et les Rabbins disent en effet que la bonne œuvre est méritoire, mais que l’étude de la Loi l’est bien davantage ; c’est le contraire qui est vrai ; quand on est dans un atelier de menuiserie on ne peut pas s’occuper de travailler le fer ; ainsi nous sommes sur terre, il faut faire du terrestre, agir matériellement, remplir son devoir vulgaire prosaïque et quotidien. Ruysbroeck lui-même, dont on va lire dans l’excellente et originale traduction de M. Sainte-Marie les plus enivrants dithyrambes, disait : « Si tu es dans l’extase, et qu’un malade réclame du bouillon, quitte ton extase et va apporter le bouillon. » L’Évangile ne dit nulle part que nous devions tendre vers les hauteurs de la contemplation, il nous recommande seulement d’aider les autres, et tout le reste viendra par surcroît. C’est ce qu’a compris le cher camarade qui m’a fait l’honneur de me mettre en tête de ce petit livre ; c’est parce qu’il lui a été donné de trouver les mots qui aussi bien que l’original flamand expriment l’Inexprimable et décrivent l’Invisible. Je souhaite de tout mon cœur que son exemple soit un réconfort à tous les jeunes avides de Beauté et d’Intelligence, et qui les cherchent trop souvent en dehors de l’unique Beauté et de l’unique Sagesse : la Charité.
* Ndlr : Lyon – Bibliothèque Municipale – Archives Papus : ms 5492-1 (Papiers Sédir) 4 ff ; probablement la préface de Les 7 degrés de l’échelle d’amour, Ruysbroeck l’admirable, traduit par Raoul Sainte Marie.
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