par Marc Haven
Le Tao est Tout en tout. Principe et fin de toute existence, il est en nous comme nous sommes en lui ; cependant nous l’ignorons. Nous pensons et agissons comme si notre moi pouvait subsister par lui-même et construire les plans élaborés par sa volonté, avec des forces créées et librement utilisées par lui. Nous ressemblons à un fils prodigue décidé à « vivre sa vie », sans cesser de recourir aux générosités de son père, mais en niant toute dépendance, et en abolissant tout sentiment de gratitude à son égard.
Cependant il vient une heure où nous éprouvons le désir de revenir à la Maison natale. Ce désir est le premier frémissement de l’être percevant l’appel du Tao ; mais nous ne voyons pas toujours nettement la route à suivre pour accourir là où cet appel se fait entendre. L’entrée de la Voie se présente à chaque individu sous un aspect différent ; néanmoins, pour la découvrir, le Non-lutter est l’idéal le plus proche, le plus accessible à tous. En effet, les oppositions, les contrariétés de toutes sortes, dont notre vie est faite, exigent de nous, à tout instant, un choix, une décision, dont dépend l’avenir. Comment réagissons-nous d’ordinaire ? Par la révolte, la contre-offensive, et parfois la vengeance. Or le Non-lutter nous enseigne au contraire la patience, la modération, l’indulgence, le pardon ; et la moindre tentative pour le réaliser enrichit aussitôt notre vie intérieure.
[…] Les idées de non-combativité, de non-violence, évoquent certains aspects du Non-lutter, mais ne révèlent pas les sentiments de sincère bienveillance, de pitié, de charité, d’amour enfin, qui les ont inspirées […]
Conforme à la Tradition l’ascétisme du Tao Te King a pour objet la transformation du moi par l’abnégation et le renoncement.
Le moi est, en tout homme, un vouloir tentaculaire. Il tend à s’accroître sans cesse au détriment des autres êtres et à s’opposer en même temps à toute tentative susceptible de diminuer ce qu’il considère comme sa propriété. Il finit même par se convaincre qu’un perpétuel accroissement est, pour lui, une question de vie ou de mort.
Ce double mouvement de convoitise envahissante et de lutte contre tout empiétement nous asservit au monde extérieur et nous place dans un état de perpétuelle instabilité qui engendre la souffrance. Nous oscillons entre le désir de nous approprier des biens matériels, des plaisirs, des connaissances, des honneurs, voire des vertus, et la crainte de les perdre, ou le regret de n’en pouvoir jouir pleinement, dès que nous croyons les posséder.
[…] Ce serait une erreur de croire que le renoncement annihile la véritable personnalité. Bien au contraire […]
La Vertu ne détruit ni ne supprime rien ; elle vivifie et rénove. Tous nos organes, toutes nos facultés sont également nobles, ils viennent du même principe et ne subsistent que par lui. Une doctrine qui inciterait à mépriser l’un des instruments naturels dont nous avons été dotés pour accomplir notre mandat, aurait pour résultat de retarder la régénération de celui qui s’y conformerait. C’est pourquoi, lorsqu’il est parlé, ici, avec une acception péjorative, de la personne, de l’individualité ou du moi, il ne faut pas entendre la forme sensible que ces mots désignent, mais l’esprit de propriété et d’orgueil qui l’anime.
[…] Ce n’est pas en restant volontairement silencieux, en se confinant dans l’ignorance ou en s’astreignant à la pauvreté et à la servitude, qu’on trouve la Voie, car elle est tout intérieure. (1) Ceci peut être la conséquence de cela, mais non l’inverse. Il importe peu que la conduite du Sage soit conforme à notre conception de la Sagesse, puisque le sens et la valeur de ses actes dépendent de la Volonté du Ciel dont nous ignorons les desseins. […] Il suit la pente de son abandon au Tao, se répand, comme l’eau.
[…] Les avenues du Non-lutter s’ouvrent devant nous dès que nous accueillons de bonne grâce tous les événements, non par résignation, mais avec la certitude que tout ce qui ne dépend pas de notre volonté est toujours disposé pour notre plus grand bien. (2)
Marc Haven & Daniel Nazir, Tao Te King, Aperçus sur les Enseignements de Lao Tseu, Dervy-Livres, 1986, pp 139-160
(1) La libération ne s’atteint pas par la renonciation aux formes extérieures. On ne peut renoncer à l’image du monde pas plus qu’on ne peut la posséder ; on peut seulement la comprendre. Ainsi l’abandon de toutes les possessions, des affections ou de la spéculation intellectuelle, ne rend pas l’homme plus libre. C’est dans une attitude changée qu’on arrive à la liberté. (J.-J. Van der Leeuw, La Conquête de l’illusion, p. 45)
(2) Par-dessus tout je crois que tout ce qui nous arrive a une mission à remplir, et que si nous ne pouvons pas toujours le comprendre, nous n’agirons cependant pas d’une façon insensée en ayant la foi que, tôt ou tard, nous nous réjouirons de ce que les choses seront arrivées comme elles l’auront été. (R. W. Trine, Le Bien suprême, p. 53)
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