par Chappuis
C’est ainsi que se manifeste le destin à certains moments de nos existences : avec forza. Mais, au fait, qu’est-ce que le destin ? Le sens premier, datant du 12ème siècle, nous parle de « projet » : du latin destinare qui a donné « destination ». Le mot a pris par la suite l’image d’une immense toile d’araignée dans laquelle l’homme s’empêtre et dont il essaye par des tentatives désespérées d’échapper. Ainsi la notion de destin s’oppose dans la conception classique à celle de libre arbitre. Il devient le fatum : « fatalité », force sur laquelle l’homme n’a aucune prise.
On peut déjà à l’aide de ces deux définitions mettre en évidence les thèmes suivants :
– projet de vie ; qui dit destination, dit aussi chemin pour y aboutir ; il est de même sous entendu dans l’idée de projet qu’il y a un objectif à atteindre et donc une mise en mouvement pour l’atteindre ;
– quel est la part de l’être humain dans cette aventure ?
J’ai retenu deux éclairages pour parfaire notre approche du sens que l’on peut donner à ce mot « destin », celui de Monsieur Philippe et celui de Sédir. Le premier exprime une vision globale, celle d’un homme qui embrasse d’un coup d’œil la totalité de l’être humain, on pourrait dire, ses tenants et ses aboutissants (elle ne peut pas être la nôtre, nous n’en sommes pas là) ; le second nous présente un autre point de vue, une vision plus spécifique, plus descriptive, ramenée à notre échelle.
Ce qu’en dit M. Philippe
C’est en fait en relisant un texte d’André Savoret que j’ai retrouvé en filigrane les propos de M. Philippe.
« Chaque famille spirituelle a son chemin que parcourt successivement tous ses membres, et dont on ne peut changer avant d’avoir atteint tel carrefour.. J’ajouterai que ce que nous appelons destin c’est justement ces chemins, si j’ai bien compris, et tous les membres de la famille expérimentent des circonstances analogues quoiqu’à des moments successifs. »
Lui-même aurait dit :
« Je n’envisage pas le destin de la même façon que vous, je le considère comme une route que plusieurs être doivent parcourir... » – « Notre destinée est écrite. Nous suivons des chemins tout tracés ici-bas... » – « Ce qu’il y a de fixe dans l’univers, ce sont les chemins. Chaque clan, chaque famille d’êtres a le sien, que suivent tous les membres de la famille... »
Nous retrouvons dans cette vision l’idée sous-jacente de la première définition du mot (projet – destination). Mais qui a un « chemin de vie » pour nous ? un projet de vie autrement dit, si ce n’est Dieu, notre Père. Nous sommes devant la difficulté suivante : faire la différence entre famille spirituelle et famille terrestre.
« On entend par famille tous ceux qui suivent le même chemin » ; « sur cette terre nous sommes tous frères, mais pas tous de la même famille » ; « plusieurs êtres de la même famille peuvent être à certains moments d’un même côté. »
Il n’est pas facile d’avoir une représentation de ce qu’il nous laisse entrevoir dans ses propos. Il nous faut imaginer ce « chemin spirituel » dans lequel se fondent « nos successives randonnées terrestres ».
Nous ne parlons, nous, que de ces petites boucles temporelles, si chargées cependant puisque déterminantes. Alors lorsque l’homme manifeste la curiosité de connaître son destin, il ne peut songer qu’à vouloir avoir un droit de regard sur cette petite parcelle de vie. On sait que l’homme a élaboré depuis très longtemps des méthodes de connaissances qui ont la vanité de vouloir appréhender le cursus de l’être humain, son passé et son futur. Elles ne restent que dans l’approximation la plus grande, car personne ne peut sonder la Volonté de Dieu à notre égard. Quelques soient ces techniques elles ne donnent, et cela même pour les plus « sérieuses », que des directions de vie, voire des clichés de parcelles d’existence. Elles ne font qu’établir des connexions avec la partie inconsciente de l’humain, caverne d’Ali Baba. Un très bel exemple est le Yi-King, considéré comme livre oraculaire par certains, mais qui pour d’autres ne donne en fait que « le mouvement des choses dans leur transformation ».
Ce qu’en dit Sédir
Venant sur terre nous quittons notre famille spirituelle pour rejoindre une famille terrestre et cette randonnée va se faire avec un sac à dos bien rempli. Rempli de quoi au juste ?
Écoutons-le :
« En nous, depuis le corps jusqu’à notre cime intelligente, tout n’est-il pas le fruit de divers atavismes? »
« S’il est vrai que la personne présente soit presque entière construite avec les legs des ancêtres, si les cellules végétales, animales ou humaines, si la vitalité porte les vertus et les tares ataviques, si le caractère et la mentalité sont dans leur charpente et leur dessin ceux de ma généalogie réelle, – ne suis-je pas, en somme, une réincarnation complexe, et n’ai-je pas, en toute justice, à réparer telles ou telles fautes de plusieurs parmi mes aïeux... »
« Avant de renaître, le moi retrouve ses organes de connaissance et d’action tels qu’il les a rendus à la Nature lors de son dernier départ. »
Nous venons en fait épouser une famille terrestre. Nous y voilà pour accomplir en son sein des travaux domestiques, l’entretien quotidien de la maison en quelque sorte, côtoyant d’autres individus avec lesquels nous avons parfois peu d’accointances spirituelles. Nous venons aussi réparer à la fois les erreurs de nos ancêtres de la généalogie physique et les nôtres anciennes. Et nous avons dans notre sac des forces utiles pour cette nouvelle aventure, profitant de nos compétences passées.
Quel est alors notre part dans cette aventure ?
Deux questions se posent. Sommes-nous dans la disposition de « subir notre destin » ou pouvons-nous «être maître de notre destin »?
La réponse à la deuxième question est pour moi la plus simple ; écoutez ces paroles prononcées il y a un peu plus de deux cents ans :
« Je ne suis d’aucune époque ni d’aucun lieu ; en dehors du temps et de l’espace, mon être spirituel vit son éternelle existence, et, si je plonge dans ma pensée en remontant le cours des âges, si j’étends mon esprit vers un mode d’existence éloigné de celui que vous percevez, je deviens celui que je désire. Participant consciemment à l’être absolu, je règle mon action selon le milieu qui m’entoure. Mon nom est celui de ma fonction et je le choisis, ainsi que ma fonction, parce que je suis libre...Je ne suis pas né de la chair, ni de la volonté de l’homme : je suis né de l’esprit...Me voici : je suis noble et voyageur... » (1)
Seul l’Être libre choisit son destin, sa fonction, son nom.
Nous nous situons plus certainement entre ces deux pôles – soumission ou maîtrise –, plus exactement bien en deçà de ce dernier et beaucoup plus intimes avec le premier ; et si nous avons l’illusion de penser vouloir échapper à notre destin, nous sommes alors comme un insecte qui se débat dans une toile d’araignée et que chaque mouvement enferme davantage. Quel appel au secours faut-il lancer pour qu’une puissante main secourable vienne nous sortir de ces illusions avec lesquelles nous avons partagé nos existences ?
« Subir le destin » nous serait donc plus familier, mais Sédir ajoute : « Ce Destin est-il donc le Maître suprême ? Non, parce que la tyrannie qu’il exerce sur nous, c’est nous-mêmes qui la lui avons conférée... »
Nous rencontrons des moments dans notre existence où nous sommes totalement dans la soumission au destin, comme incapables d’avoir le discernement devant ce qui arrive : là nous sommes esclaves de nous-mêmes, esclaves aussi des empreintes familiales. On se laisse porter alors par les événements, agissant un peu comme un automate, fonçant tête baissée vers la porte vitrée et c’est le choc qui nous rappelle à la réalité. Mais il nous est donné le moyen d’avancer plus consciemment et cet outil est la prière établissant un lien de plus en plus solide avec le Ciel. Nous avons alors la possibilité de prendre un peu plus de distance et donc d’être plus vigilant, plus circonspect.
Regardez combien une seule journée est remplie d’une foule de rencontres (événements, personnes, pensées), qui sont précisément sur mon chemin, qui me sont destinées. Elles ne sont pas fortuites ; elles sont un signe pour moi et ce signe est ancré dans mon attitude face à elles. Il nous faudrait un appel constant, instantané au Père, pour nous mettre dans le meilleur état pour répondre. Sédir tout au long de ses ouvrages liste les attitudes possibles qui se résument en ce remède : « Aimez-vous les uns les autres ». C’est être à l’écoute de l’autre par exemple, accepter de faire un bout de chemin avec lui, c’est-à-dire, ne pas craindre d’aller partager un instant les convictions de l’autre, faisant taire les nôtres.
Ainsi que le dit Richard Wilhem (traducteur allemand du Yi-King), « l’homme est associé à la formation de son destin car ses actions interviennent dans les événements de l’univers en tant que facteurs décisifs... C’est des germes que tout dépend. Tant que les choses sont encore à l’état naissant, il est possible de les gouverner. Mais dès qu’elles sont développées dans leurs conséquences, elles deviennent des réalités trop fortes pour l’homme qui demeure impuissant en face d’elles. » Et j’ajoute que c’est alors le destin qui s’empare de l’homme pour l’amener à réaliser ce qu’il n’a pas consciemment choisi. Je voudrai vous citer en illustration le titre d’un ouvrage allemand écrit par un contemporain de Jung : « Le hasard, une forme primitive du destin ».
Ostad Elahi nous dit : « Dieu peut connaître le destin final des créatures mais il n’applique cette connaissance à un destin précis que lorsqu’un acte est réalisé. Donc la plupart du temps, Dieu met en suspens le destin des hommes. C’est-à-dire qu’en toute situation, il met à leur disposition plusieurs voies et destinées possibles en fonction du libre arbitre que chacun peut exercer. Tant qu’une personne n’a pas choisi l’une de ces voies, son destin est en suspens […] ». Pour résumer, le Bon Dieu fait avec ce qu’il a !
Et Sédir de conclure :
« La fatalité est l’ombre d’une Liberté qui se fixe ; ainsi, le destin ne se lève qu’après la libre décision. Il est le passé ; il cherche à saisir le présent ; elle cherche à le préserver en éclairant l’avenir.
« Le Christ nous dit cela d’ailleurs, en termes clairs et expressifs : Celui qui veut venir après moi (qui veut accomplir la perfection de son développement), qu’il renonce à soi-même (qu’il cultive sa liberté), qu’il se charge de sa croix (qu’il accepte son destin) et qu’il me suive (qu’il marche avec moi, dans une confiance entière). »
Ndlr : Tous les extraits de Sédir ont été pris dans son ouvrage – Mystique Chrétienne, chapitres « La destinée » et « Nos esclavages et notre liberté ».
(1) Mémoire du Comte de Cagliostro contre le Procureur Général.
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